Le titre de ce billet n’est pas très original. Le phénomène non plus, hélas. Samedi soir dernier, vers 20h20, Yves Martin, un récidiviste de l’alcool au volant, roulait à 150 km/h dans un rang sinueux du Saguenay-Lac-Saint-Jean. En effectuant un dépassement illégal, il a fauché la vie d’une petite famille. Un jeune père et sa femme nouvellement enceinte, qui se rendaient innocemment du point A au point B, ont péri dans l’accident. Leur fils de quatre ans, qui était assis sur la banquette arrière, est décédé mardi à l’hôpital Sainte-Justine de Montréal, où on le maintenait artificiellement en vie depuis le drame.
Je ne sais pas pour vous, mais quand je pense à cette tragédie, j’ai des frissons d’horreur. J’ai des frissons d’horreur parce que ce genre de choses se produit trop souvent sur les routes québécoises. Parce qu’on va se le dire, l’alcool au volant est très banalisé dans certains coins du Québec. Je dirais même que c’est un genre de sous-culture. Attention, je ne dis pas que conduire en état d’ivresse est un phénomène propre au Saguenay-Lac-Saint-Jean. Mais c’est un comportement qu’on voit beaucoup en région, où les transports en commun et les taxis se font rares.
Aux quatre coins de la province, on peut rencontrer des gens très éméchés au volant d’un véhicule. La preuve : la semaine dernière, je circulais sur la route 132 entre Carleton-sur-Mer et Maria, avec mon bébé de cinq mois et mon époux, lorsque nous fûmes doublés par un pick-up enragé qui louvoyait sur la chaussée. Manifestement, son conducteur avait bu. J’ai eu peur parce que la 132 est une route où « ça rencontre », comme on dit par chez nous. «Et si un face à face se produit devant nous», je pensais. Heureusement, le pick-up et son conducteur fautif ont disparu dans une entrée un kilomètre plus loin, au moment où je me demandais si je ne ferais pas mieux de contacter la Sûreté du Québec. «Elle n’a pas appelé la police ?», vous vous dites. Vous avez raison de penser ça. J’aurais dû l’appeler, la SQ. C’était ma responsabilité. Et je ne l’ai pas fait. Pourquoi ? Parce qu’on m’a appris à me mêler de mes affaires. Parce que j’ai vu ce conducteur se stationner quelque part et que je me suis dit qu’il était rendu à bon port. Je n’aurais pas dû agir comme ça. C’était une erreur de ma part. Et je ne suis pas la seule à la commettre. Chaque jour, des gens laissent partir des proches ou des amis qui ont trop bu avec leur voiture. Chaque fin de semaine, des personnes sont les témoins de la conduite dangereuse de certains usagers de la route et ne font rien. Ce n’est pas mon problème, on pense. Je ne veux pas que la personne que je dénonce soit fâchée après moi, on se dit. «Ça va faire de la marde dans la famille.» «Elle m’écoutera pas de toute façon.» «Elle est correcte pour conduire.» «Il va pas loin.» «Il n’ira pas vite.» «Il va prendre les petites rues.» J’espère vraiment qu’il n’y a personne qui s’est dit ça en voyant Yves Martin partir avec son pick-up rouge samedi passé. Mais je sais que c’est faux. Je sais qu’il y a des gens qui l’ont vu partir et qui l’ont laissé faire même si ça faisait deux fois qu’il se faisait arrêter pour avoir conduit avec facultés affaiblies. J’ai lu leurs témoignages sur Facebook. Ces gens s’en veulent. C’est évident. Et je ne les blâme pas, même si j’aurais voulu qu’ils agissent autrement.
C’est difficile de dénoncer les gens qu’on aime. Vraiment difficile. Mais je crois que ça suffit, le silence. Ça suffit de se mêler de nos affaires et de regarder ailleurs. Si quelqu’un avait mis ses culottes samedi passé, si quelqu’un avait appelé la police ou simplement empêché ce multirécidiviste de conduire, cette famille innocente serait sans doute encore en vie. C’est ça qui est terrible.
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Geneviève Pettersen est l’auteure de La déesse des mouches à feu (Le Quartanier)