Société

Lutte climatique : les femmes s’imposent

Devant l’urgence climatique, les femmes se retroussent les manches et passent à l’action davantage que les hommes. L’avenir de la planète serait-il entre nos mains ?

« Je veux un futur. » Sur la pancarte d’Aria, quatre ans, les mots multicolores en lettres majuscules ne pourraient être plus clairs. La fillette et sa mère, Jennifer Smith, se sont jointes à la manifestation pour l’environnement qui se tient au pied du mont Royal, à Montréal, en ce vendredi printanier. Quelques centaines de cégépiens et d’étudiants universitaires, qui ont organisé cette journée, arrivent en scandant des slogans, après avoir traversé le centre-ville.

D’autres mères se mêlent à la foule des jeunes. Alayne Moody, une anglophone aux yeux rieurs, est présente, même si ses ados de 12 et 14 ans ont pris le chemin de l’école. Tout comme Natalie Caine, dont le fils de six ans et demi est en classe. « Je ne veux pas que les enfants aient à rater leurs cours pour défendre leur avenir. Ce n’est pas leur “job”. Alors je le fais pour eux », dit-elle. Puis, elle pousse sa réflexion un peu plus loin. « De nos jours, se préoccuper des changements climatiques fait partie du rôle de parent, affirme-t-elle. Nous avons le devoir de protéger nos enfants. Et cette menace est l’une des plus grandes qui pèsent sur eux. »

Sur sa pancarte en carton ornée d’un gros cœur vert, Natalie Caine a inscrit au feutre noir « Pour nos enfants/For our kids », le nom de l’organisation au sein de laquelle Alayne et elle militent. Ce collectif citoyen bilingue compte une trentaine de groupes locaux répartis dans autant de municipalités, d’un bout à l’autre du pays.

À part une poignée de pères, ce sont surtout des mères qui trouvent le temps de s’engager, entre le boulot, les courses et les besoins des enfants. L’une d’elles nourrissait son bébé à la petite cuillère lors d’une récente réunion virtuelle, raconte Natalie Caine, responsable de la coordination à l’échelle nationale. « Les femmes semblent avoir une plus grande relation émotionnelle avec la vie et sa fragilité. Beaucoup d’hommes y sont sensibles, bien sûr, mais l’instinct de protéger le vivant semble plus fort chez elles. Même chez celles qui n’ont pas d’enfants », lâche-t-elle.

De nombreux sondages le confirment : les femmes se sentent plus concernées par la catastrophe climatique. Au Québec, 90% d’entre elles croient qu’il est urgent d’agir, contre 77% des hommes, selon le Baromètre de l’action climatique 2021. Menée auprès de 2000 adultes québécois par des chercheurs de l’Université Laval et le média environnemental Unpointcinq, cette enquête annuelle sonde les diverses préoccupations et attitudes relatives à la crise.

Les Québécoises passent aussi davantage à l’action, selon le Baromètre 2021. Elles sont plus nombreuses à vivre à proximité de leur travail, à manger moins de viande, à acheter des aliments en vrac, à choisir des produits ménagers verts et à voter pour un candidat écolo, entre autres. Et la situation s’observe partout sur la planète : en Australie, au Brésil, en Chine et ailleurs, les femmes en font plus, révèle une méta-analyse d’une centaine d’études publiée dans Frontiers in Psychology en décembre 2021.

So-so-so-solidarité !

La sociologue de l’environnement Aurélie Sierra ne s’étonne pas de ces résultats. « Sur le terrain, j’ai surtout affaire à des femmes, autant dans les groupes citoyens que dans les organisations environnementales », dit la fondatrice de l’Atelier social, qui offre des conseils et de la formation sur l’art de mobiliser la population autour de projets pour le climat.

Comment expliquer ce phénomène ? Les bouleversements en cours les font davantage frémir, note la spécialiste. « Elles se retrouvent en surnombre dans les profils “inquiet” et “volontaire” –59% pour chacun. Les hommes s’identifient plutôt aux profils “indifférent” et “techno-optimiste” – 58% et 61%, respectivement », explique la trentenaire en citant des données du Baromètre de l’action climatique.

Ces derniers préfèrent croire que la technologie viendra à la rescousse et qu’ils n’auront pas à changer leur mode de vie, tandis les femmes tiennent à réduire leur empreinte climatique. Les émotions se transforment en de formidables moteurs d’action chez elles. Outrées par une décision gouvernementale ou électrisées par l’énergie d’une foule de protestataires, elles ressentent un coup de fouet qui les pousse en avant.

À condition de ne pas être terrassées par la charge négative du danger… « Si la peur devient angoisse ou que la colère se transforme en frustration, elles paralysent. L’impuissance se pointe », met en garde Aurélie Sierra.

Au nom des nôtres

La cinéaste et autrice Anaïs Barbeau-Lavalette a eu l’impression d’être aspirée par une telle noirceur dès les premiers jours de janvier 2020. Comment transmettre l’espoir à des enfants qui grandissent en se posant des questions ? Les siens, Manoé, Ulysse et Mishka, alors âgés de neuf, sept et cinq ans, ne comprenaient pas l’inaction des gouvernements. Et leur maman n’avait pas de réponse à leur fournir. « Mon métier, que j’avais toujours considéré comme un moteur de transformation, me semblait tout à coup vain », raconte-t-elle.

Elle contacte alors l’écosociologue Laure Waridel, certaine de trouver des solutions auprès de cette militante de la première heure. Mais c’est une mère tout aussi désemparée qu’elle qui lui répond… L’intellectuelle ne sait plus quoi inventer pour que les élus saisissent l’urgence de la situation. « Je me demandais s’il fallait faire la grève de la faim devant le parlement ! » lance Laure.

Leur conversation permet tout de même à Anaïs de raviver une petite flamme. « Nous nous sommes dit que nous n’étions sûrement pas les seules à ressentir de la colère », s’enthousiasme l’artiste.

Plutôt que de rester les bras croisés, les deux nouvelles amies passent immédiatement à l’action. Chacune sollicite son réseau. Une semaine plus tard, elles sont 40, de tous les âges et de tous les milieux, rassemblées dans le salon de Laure. Ensemble, elles donnent naissance au mouvement Mères au front. Plus de 13 000 membres et sympathisantes s’y sont jointes depuis.

« Je ne pensais pas avoir les outils nécessaires pour m’adresser aux décideurs. Mais j’ai le principal : l’amour pour mes enfants. Comme une louve qui se place devant ses petits pour les protéger. Ma parole est légitime », assure Anaïs.

Devant les commissaires du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE), à l’automne 2020, elle trouve les mots justes. Son but : les convaincre de dire non au projet d’usine de liquéfaction de gaz naturel à Saguenay, piloté par GNL Québec. Elle prend la parole la dernière, en fin de soirée, après huit jours d’audience.

« Je leur ai d’abord posé une question : “Êtes-vous père ? Êtes-vous grand-père ?” C’était le cas. J’ai alors compris que leur écoute allait partir du cœur plutôt que de la tête. J’ai présenté mes arguments. Et quand la séance s’est terminée, ils m’ont demandé d’aller embrasser mes enfants au nom des vieux commissaires », dit-elle, encore émue.

Le BAPE a refusé de donner son aval au projet de GNL. Une victoire célébrée par les Mères au front et la constellation de groupes écologistes qui s’étaient ligués contre la proposition.

L’espoir malgré tout

Marie-Andrée Foucreault-Therrien a remporté la plus belle des batailles sous son propre toit. Mère de quatre adolescentes, elle compostait et recyclait, mais n’avait jamais milité de sa vie. Jusqu’à ce qu’elle constate les ravages de l’écoanxiété sur le moral de sa benjamine. À 13 ans à peine, Audrey jurait qu’elle n’aurait pas d’enfants et refusait de faire ses devoirs. « Elle disait que ça ne servait à rien… Elle était incapable de se projeter dans l’avenir », raconte Marie-Andrée, bouleversée en se remémorant cette période.

Au même moment, Mères au front mène sa première action : des centaines d’adhérentes partout au Québec s’affichent sur les réseaux sociaux, un cœur vert épinglé à la boutonnière. Marie-Andrée se joint au mouvement sur-le-champ.

Elle démarre un groupe local à Saint-Jean-sur-Richelieu, où elle vit alors. Elle coordonne des marches et organise des stands d’information. Tremblante comme une feuille, elle présente à son député provincial 101 idées pour la relance – Les bases d’un plan d’action pour une transition juste et verte, un document signé notamment par Laure Waridel et le metteur en scène et militant Dominique Champagne.

Au bout de quelques mois, l’engagement de Marie-Andrée entraîne un revirement étonnant. « Ma fille a commencé une phrase en disant : “Quand j’aurai des enfants”… Elle était de nouveau capable de rêver ! » raconte la mère, le regard embué derrière ses montures rouge vif.

Loin de s’asseoir sur ses lauriers, elle crée le groupe local des Cantons-de-l’Est, après avoir déménagé à Stanbridge East, en octobre dernier. « Je pourrai regarder mes petits-enfants dans les yeux et leur dire que j’ai tout donné pour que le monde soit meilleur ! » dit-elle avec un grand sourire.

Quand nos gestes s’harmonisent avec nos valeurs profondes, une impression de cohérence et de bien-être s’installe, estime l’écosociologue Aurélie Sierra. L’équivalent psychologique d’un concerto interprété sans fausses notes. « On s’aperçoit aussi que certaines habitudes écolos sont plus faciles à adopter qu’on ne le pensait. Le sentiment d’incapacité, paralysant, diminue », explique-t-elle. Sans compter qu’agir avec d’autres est plus stimulant. L’impression de vulnérabilité et de solitude s’atténue.

Vers le pouvoir

Et les hommes dans tout ça ? S’ils se sentent peut-être moins concernés par les questions environnementales, c’est en raison de stéréotypes qui perdurent… « La société a encore tendance à attribuer aux femmes la responsabilité de prendre soin de leur entourage. Elles doivent s’occuper non seulement des enfants, mais aussi de la planète », soupire Aurélie Sierra.

Bref, la charge environnementale s’ajoute désormais à la charge mentale. Le fardeau repose donc sur le dos des femmes, alors que les décisions les plus importantes sont encore prises par des hommes, constate la présidente d’Équiterre, Colleen Thorpe. « Pour que les choses changent, elles doivent investir les lieux de pouvoir !» s’exclame-t-elle.

Il reste du chemin à parcourir : à la Conférence des Nations unies sur les changements climatiques (COP25) tenue à Madrid, en 2019, 73% des délégations étaient dirigées par des messieurs. Au Québec et au Canada, la situation est plus favorable. Les premiers ministres visent en général la parité au sein de leur conseil, bien que des ministères clés (Environnement, Innovation et Finances) soient presque tous entre des mains masculines actuellement.

« Le nombre record d’élues aux élections municipales de 2021 est aussi de bon augure », précise Colleen Thorpe. Près du quart des municipalités québécoises sont maintenant dirigées par des mairesses dont Montréal, Longueuil, Gatineau et d’autres grandes villes. Les conseils municipaux doivent prendre des décisions sur nombre d’enjeux écologiques : transport, aménagement du territoire, gestion de l’eau et des déchets…

Non seulement les femmes arrivent de plus en plus en masse dans les instances du pouvoir, mais les jeunes hommes s’éveillent à leurs préoccupations à l’égard du climat. Dans certaines manifestations, ils sont parfois aussi nombreux que les filles à marcher pour leur avenir. « Ça va dans la bonne direction », conclut-elle.


Plus vulnérables, les femmes paient le prix

Sur la planète, 80% des personnes déplacées en raison des dérèglements du climat sont des femmes, selon l’Organisation des Nations Unies (ONU). Leurs conditions de vie, souvent plus précaires que celles des hommes, les rendent plus vulnérables aux conséquences des sécheresses, des ouragans et des inondations. Nul besoin d’aller à l’autre bout du monde pour le constater : les principales victimes de l’ouragan Katrina, à La Nouvelle-Orléans en 2005, étaient des Afro-Américaines à faible revenu.

« Les changements climatiques aggravent les situations existantes, qu’il s’agisse de maladies chroniques, de précarité ou de violence », confirme la Dre Marie-Jo Ouimet, médecin-conseil à l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ). En Australie, par exemple, les feux de brousse provoqués par les hausses de température ont eu un effet sur la violence conjugale dans les zones affectées. Les femmes y sont sept fois plus susceptibles d’en être victimes que celles des régions épargnées.

Les catastrophes naturelles plongent davantage les femmes dans la dépression, l’anxiété et le stress post-traumatique, révèle un volumineux rapport publié en 2021 par l’INSPQ. En cause : la charge familiale qui pèse sur leurs épaules pendant la crise et les moyens plus limités à leur disposition pour s’en sortir.


3,5%

Ce faible pourcentage de la population est suffisant pour provoquer un grand changement social. Il s’agit que cette frange milite de façon soutenue et pacifique afin d’y parvenir, a calculé Erica Chenoweth, politologue à l’Université Harvard, en analysant une centaine d’événements historiques.

Des exemples ? La capitulation de Ferdinand Marcos, face aux Philippins descendus dans la rue en 1986. Ou encore la révolution des Roses de 2003, en Géorgie : en manifestant fleur à la main, le peuple a obtenu la démission du président Edouard Chevardnadze.

Au Québec, l’adoption de lois costaudes en faveur du climat passerait donc par l’engagement actif de 294 000 personnes, avance Laure Waridel dans son ouvrage La transition, c’est maintenant (Écosociété, 2019).

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