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Société

Mon bébé ton lait

Nourrir son nouveau-né avec le lait d’une autre? Beaucoup le font.
Lise Villeneuve | Photos : Ocean/Corbis
Mon bébé ton lait
 

Bébé Ruby n’est nourrie que de lait maternel. Mais ce n’est pas celui de sa mère. Au cours de sa première année de vie, Ruby aura bu le lait de plus d’une vingtaine de femmes, dont certaines vivent aussi loin qu’Ithaca, dans l’État de New York!

Sa maman, Kim Parent, est membre de Human Milk 4 Human Babies (Du lait humain pour des bébés humains), un réseau d’échange de lait maternel né à Montréal en octobre 2010.

« Il faut voir la tête des douaniers lorsque je reviens avec une cargaison de lait maternel dans le coffre d’auto, dit en rigolant cette résidante de Howick, en banlieue sud de Montréal. Heureusement, je n’ai jamais eu de problèmes! »

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Dès sa naissance, Ruby s’est mise à téter normalement. Mais, voilà, au retour à la maison, il y a un problème. Après le colostrum des premiers jours, le lait tant attendu n’arrive pas.

« Ruby pleurait sans arrêt », dit la maman qui ne peut retenir ses larmes en évoquant ces souvenirs. Sur les conseils de sa consultante en lactation, Kim donne un biberon de préparation lactée commerciale à son bébé. « Pour la première fois, elle a bu à satiété puis s’est endormie paisiblement. Mais, pour moi, c’était un échec terrible. »

Après de nombreux essais et examens, le verdict tombe : Kim souffre d’une insuffisance des glandes mammaires qui empêche la production de lait en quantité suffisante.

À peu près au même moment, à Montréal, Michelle O’Connor, 34 ans, vient de donner naissance à son premier bébé, un garçon. Dès les premières tétées, le lait est abondant. Trop, même! « Je me réveillais dans des draps trempés tous les matins, raconte Michelle, mes seins coulaient toute la nuit. Quand j’allaitais, l’autre sein coulait en permanence : un vrai gaspillage! »

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Michelle entend alors parler du réseau Human Milk 4 Human Babies. Après quelques clics de souris, Kim et Michelle prennent contact... et s’engagent ensemble sur le chemin peu fréquenté et encore mal balisé du partage de lait maternel.

Des histoires comme celles de Michelle et de Kim, Emma Kwasnica en a entendu des centaines. Cette Montréalaise mère de trois enfants milite pour l’allaitement maternel depuis des années. Sur sa page Facebook, elle publiait de temps en temps des messages de femmes qui souhaitaient donner leur surplus de lait et d’autres, de mères qui en cherchaient. « Puis, un jour, je me suis dit : pourquoi ne pas étendre ce service en dehors de mon réseau? » C’est ainsi qu’elle a fondé, toujours sur Facebook, ce qui allait devenir Human Milk 4 Human Babies.

Trois mois plus tard, le réseau compte plus de 100 sections (représentant chacune une région géographique) et est pré­sent dans 30 pays! L’idée est de permettre à ces mères de communiquer directement entre elles et de décider ensemble des modalités de l’échange. Tout comme le lait, le service est gratuit. Human Milk 4 Human Babies ne fait pas de sélection des donneuses et ne donne pas de conseils médicaux.

À quand les banques de lait québécoises?

Au Canada, la vingtaine de banques publiques de lait maternel actives au début des années 1980 ont à peu près toutes fermé leurs portes à la suite du scandale du sang contaminé – plus de 1 200 Canadiens hémophiles ou receveurs de transfusions avaient alors contracté le VIH, et 12 000 autres, le virus de l’hépatite C. Il ne reste aujourd’hui que la banque de lait de l’Hôpital BC Women’s de Vancouver. Depuis 1974, elle fournit chaque année du lait à plus de 1 800 bébés, grâce à 120 donneuses bénévoles. « Notre clientèle prioritaire, ce sont les prématurés. Pour eux, le lait maternel fait souvent la différence entre la vie et la mort », dit Frances Jones, coordonnatrice des programmes. Ce succès fait rêver le Québec. Après avoir pris connaissance d’une étude de faisabilité réalisée par Héma-Québec, le ministère de la Santé et des Services sociaux pourrait en effet lui confier la mise en place d’une banque similaire. « Grâce à notre expérience avec les produits sanguins, nous avons déjà les compétences nécessaires pour faire la sélection des donneuses, et pour traiter et manipuler le lait de façon sécuritaire », dit le Dr Marc Germain, vice-président aux affaires médicales d’Héma-Québec. L’objectif principal : fournir du lait aux bébés malades, particulièrement aux grands prématurés.
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« C’est aux femmes de décider, explique Emma Kwasnica. Nous ne prenons pas la responsabilité de la qualité du lait. Une receveuse peut poser à une donneuse des questions sur sa santé et lui demander de passer des tests sanguins. Ce n’est pas à nous de faire ça. »

Le site offre toutefois des trucs sur la manipulation du lait, son entreposage et son transport. Des directives calquées sur celles des nombreuses banques de lait publiques qui existent un peu partout dans le monde : la France en possède 20, la Grande-Bretagne, 18, et les États-Unis, 15. Le champion toutes catégories est cependant le Brésil, qui en compte 300! Le Canada fait piètre figure avec une seule banque de lait, à Vancouver.

Kim, elle, a appris à manipuler le lait avec soin grâce à une de ses premières donneuses. « Elle vivait à cinq minutes de chez moi, et elle expédiait, à ses frais, son surplus de lait à la banque publique de Vancouver! C’est elle qui m’a montré comment transporter le lait, le pasteuriser et le conserver congelé. » Au-delà des considérations médicales, le partage de lait suscite aussi un questionnement moral. « Les gens se demandent pourquoi je donne du lait, raconte Michelle O’Connor. On me soupçonne de le faire pour de l’argent – ce qui n’est pas le cas; tous les dons sont gratuits. Ou on pense que des receveuses cherchent à profiter de moi. »

Même scepticisme, au départ, du côté de la famille de Kim et de son conjoint. « Mes proches avaient peur que Ruby n’attrape des maladies... En fait, avec les préparations commerciales, elle avait des maux de ventre et souffrait de constipation : tout ça a disparu avec le lait maternel. »

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Si, pour Michelle, le partage de lait est une expérience gratifiante, pour Kim cela a fait partie d’un processus de guérison. « Au début, j’étais déchirée par des sentiments contradictoires, se souvient-elle. J’étais jalouse des femmes comme Michelle, qui produisent tellement de lait qu’elles peuvent en donner! Mais, aujourd’hui, ce que je retiens, c’est l’immense générosité de toutes ces mères qui ont accepté de contribuer au bien-être de ma fille... Cela m’aura permis de me réconcilier avec moi-même. »

Nourrices de l’an 2011

L’échange de lait, un sujet tabou? Les nourrices ont toujours existé. Mais, au Québec, ce métier n’a jamais été très populaire, selon Denyse Baillargeon, professeure d’histoire à l’Université de Montréal. « Ça se voyait un peu à l’époque de la Nouvelle-France au sein de l’élite. » En fait, l’allaitement n’était pas répandu chez les franco­phones. « Au tournant du XXe siècle, le taux de mortalité infantile chez les Canadiens français atteignait à peu près le double de celui qu’on observait à Paris et à Londres! » ajoute-t-elle. Ceci expliquant cela? Les mères des années 1930, 1940 et 1950 n’allaitaient pas parce que leur éducation leur interdisait de se dénuder en public, d’après l’historienne. Allaiter ne devient populaire qu’à partir des années 1980. Aujourd’hui, c’est même devenu quasi obligatoire! La pression sur les nouvelles mamans est forte. Pas étonnant que celles qui ne peuvent donner le sein cherchent à obtenir du lait d’une autre maman.

Dangereux ou pas?Le succès de Human Milk 4 Human Babies lui a aussitôt attiré les foudres de Santé Canada et de la Food and Drug Administration (FDA) américaine. Au pays, moins d’un mois après la création du réseau, le ministère de la Santé publiait un avis affirmant que l’échange de lait par Internet ou directement d’une autre personne présentait un risque pour la santé.

« On ne sait pas dans quelles conditions le lait a été prélevé ni si les contenants étaient propres », indique Hélène Couture, directrice du Bureau des dangers microbiens à la Direction générale des produits de santé et des aliments de Santé Canada. Il peut y avoir contamination bactérienne, selon elle. « C’est sans compter qu’on ne connaît rien des antécédents médicaux de la donneuse », ajoute-t-elle.

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Faux, rétorque Kim Parent. Elle a rencontré chacune des 20 donneuses qui ont fourni du lait à sa petite Ruby au cours des derniers mois. Elle leur a posé des questions sur leurs habitudes de vie, leur alimentation, les médicaments qu’elles prenaient... Chaque fois, Kim a eu accès à des résultats de tests sanguins récents, démontrant que les donneuses ne souffraient pas de maladies comme la syphilis ou l’hépatite et qu’elles étaient séronégatives. « Je peux aussi pasteuriser le lait, si je n’ai pas encore eu ces résultats. »

Plus que tout, le don de lait est une question de con­fiance, selon elle. « Ces mères allaitent leur propre enfant. Pour moi, c’est déjà une garantie qu’elles sont en bonne santé. »

« Chaque année, à l’Action de grâce, Santé Canada explique comment manipuler une dinde crue sans s’empoisonner, dit Kim avec ironie. Mais on refuse d’expliquer comment prélever du lait maternel sans risquer de le contaminer. C’est absurde! »

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Le partage de lait maternel n’a pas non plus la cote auprès des organismes qui font la promotion de l’allaitement. « Nous n’encourageons pas le partage en dehors des structures de banques de lait supervisées, dit Sophie Lesiège, directrice de la Ligue La Leche. Il peut y avoir des risques, puisque certaines maladies, dont les hépatites, sont transmissibles par le lait maternel. » Même son de cloche à la Société canadienne de pédiatrie, qui n’appuie pas le partage de lait maternel non traité, mais encourage plutôt la création de nouvelles banques de lait humain. Il n’en existe qu’une seule actuellement, à Vancouver, et elle ne suffit pas à la demande. Kim Parent est bien placée pour le savoir : voulant éviter de donner des préparations commerciales à son bébé, elle a tenté d’obtenir du lait humain auprès de cette banque... En vain! « Ils ont été très clairs : leur lait est réservé aux bébés malades. »

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