Société

On en a fait du chemin

Cinquante ans. C’est le temps qu’il a fallu aux femmes d’ici pour prendre possession de leur vie. Cette révolution a été si tranquille qu’on l’oublie déjà. Celles qui ne l’ont pas vécue ne savent plus d’où leurs aînées sont parties et le chemin qu’elles ont dû défricher. Il est important de retracer cette histoire. Pour se souvenir. Pour pouvoir aller plus loin. Donc, il était une fois…

À noter que cet article a été publié dans le numéro du 50e anniversaire de Châtelaine en novembre 2010.

Bien honnêtement, je n’ai rien vu venir. La conversation roulait depuis un moment déjà, empreinte de nostalgie. Des amies et moi échangions à propos des 50 ans de Châtelaine, le magazine phare qui a accompagné les femmes dans leurs victoires remportées à l’arraché au cours de ce demi-siècle. J’évoquais le dernier tour de piste de la « reine du foyer ». J’en parlais avec aise, puisque je l’ai connue, cette ménagère dont la vie se déroulait entre la cuisine et la chambre à coucher et qui, aujourd’hui, paraît à des années-lumière de ses filles. Issue de ce monde à cheval entre deux époques, j’ai été, moi aussi, portée par les grands vents de la liberté. Comme tant d’autres, je refusais de chausser les souliers de ma mère, sans pour autant être prête à tout jeter par-dessus bord. Mes amies et moi réclamions le droit de vivre comme bon nous semblait, sans dépendre de nos pères ni de nos maris. Oui, nous voulions des enfants, mais une carrière aussi.

Assise en face de moi, une quadra en tailleur marine, cheveux coupés au carré, mère de deux bambins, m’écoutait, silencieuse, lorsque, tout à coup, elle m’a apostrophée : « Votre libération féminine, si vous saviez ce que j’en pense ! Vous avez engendré une génération d’esclaves instruites. »

Le ton était amer, presque rancunier. Je suis restée sans voix. Avions-nous fait toutes ces croisades pour essuyer pareil reproche de la part de celles-là mêmes qui en bénéficiaient aujourd’hui ?

Alors, je lui ai parlé de ma mère, Gabrielle. De sa vie au service de son mari, dont elle portait le nom, comme c’était la coutume. C’est lui qui lui donnait l’argent pour l’épicerie. La maison lui appartenait, la voiture aussi. Même son compte en banque, elle le lui devait car, pour qu’elle puisse l’obtenir, il avait dû se porter garant. Gabrielle, elle, bichonnait ses petits diables, lavait, repassait, rangeait les traîneries en écoutant Aznavour à la radio. Avait-elle seulement le choix ? Quatre-vingt-cinq pour cent des hommes refusaient alors que leur tendre moitié s’épanouisse à l’extérieur du foyer. M’est revenu à la mémoire le titre d’une pièce du Théâtre des cuisines emprunté à un monologue d’Yvon Deschamps : Môman travaille pas, a trop d’ouvrage ! C’était cela, une vie d’esclave !

Cinquante ans après, plus de 80 % des femmes ont un métier ou poursuivent une carrière, inimaginable hier encore. Un bond incroyable, puisque, alors, à peine 15 % d’entre elles gagnaient leur vie. Des « gardes-malades » et des « maîtresses d’école » pour la plupart. Cette ruée des femmes vers le bureau ou l’atelier constitue l’un des changements majeurs du XXsiècle. Les gestionnaires d’entreprises, chirurgiennes, avocates et ingénieures ne se comptent plus. On ne s’étonne pas davantage de croiser des policiers, des chauffeurs d’autobus ou des pilotes d’avion en jupe. Combien de femmes d’affaires sont leur propre patron ? Leurs mots clés : indépendance et égalité.

Que diable s’est-il passé pour que, en si peu de temps, le monde de la reine du foyer s’écroule comme un château de cartes et que celui de ses filles s’emballe littéralement ? En feuilletant les vieux numéros de Châtelaine, j’ai mesuré le chemin parcouru. Étrange sensation de regarder sa vie défiler en tournant les pages jaunies d’un magazine. J’ai souri en lisant que 30 ans était l’âge du « dernier sursaut avant la déchéance physique définitive ». Et j’ai grincé des dents en voyant que, dans son courrier du cœur, Jovette encourageait une femme battue par son mari à la patience résignée. Puis, tout doucement, sans effaroucher les lectrices, les idées nouvelles ont commencé à s’immiscer dans le magazine. Ainsi s’indignait-on que le salaire moyen d’un homme fût de 70 $ par semaine et celui d’une femme, de 30 $. Un beau jour, la rédactrice en chef Fernande Saint-Martin a créé tout un émoi en se prononçant pour la pilule contraceptive. Un acte courageux, car « empêcher la famille » était alors un péché mortel.

Photo : La Presse Canadienne

Avoir le contrôle de notre fécondité, voilà peut-être la première grande victoire féministe. La contraception a indéniablement changé la vie de la flower generation, qui contestait haut et fort les valeurs traditionnelles. Désormais, la pilule permettait à chacune de faire l’amour sans risquer de tomber enceinte. Et pour les jeunes filles de la Révolution tranquille, les premières à apprivoiser la liberté sexuelle, enfanter hors mariage menait à l’ostracisme et avorter était passible de prison. La rue est devenue la voie royale de la mobilisation. En jean à pattes d’éléphant et chaussures plateformes, les cheveux jusqu’aux fesses, les manifestantes scandaient, une pancarte au bout du bras : « Nous aurons les enfants que nous voulons ! » En 1971, les trois quarts des femmes interrogées par Châtelaine se prononçaient en faveur du droit à l’avortement. Pour en finir avec les allers-retours à New York que 20 000 d’entre elles s’imposaient chaque année, à défaut de pouvoir bénéficier de ce service dans les hôpitaux. Les moins fortunées se faisaient charcuter ou se brûlaient au Lysol.

Pendant que le premier ministre canadien Pierre Trudeau s’écriait, arrogant : « L’État est propriétaire des fœtus », Lise Payette lançait une pétition signée par 246 Québécoises qui se déclaraient « coupables d’avortement ». La victoire finale ne devait venir qu’en 1988, alors que la Cour suprême décriminalisait les interruptions de grossesse.

Le docteur Henry Morgentaler, entre-temps, aura fait de la prison pour avoir ouvert sa première clinique d’avortement à Montréal. Autant dire que j’ai avalé de travers, ce printemps, quand le gouvernement Harper a sournoisement remis en question le droit des femmes de disposer de leur corps. Et ce, avec la bénédiction de l’ultraconservateur cardinal Marc Ouellet, à qui il a fallu rappeler poliment que, contrairement à ses dires, une jeune fille de 15 ans qui se fait avorter après avoir été violée ne commet pas un crime.

La libération sexuelle des années 1970 consacra l’ère du « tout est permis ». Exit les préjugés. On ne taxait plus de « filles faciles » celles qui se targuaient d’être libérées. On multipliait les amants, on se payait des one night stands comme les hommes. Les lesbiennes sortaient du placard. « C’est le début d’un temps nouveau », chantait Renée Claude, tandis que Valérie, l’héroïne du film-culte du même nom, exhibait ses seins nus à l’écran.

En 1973, Châtelaine, avec Francine Montpetit à sa tête, prit résolument le train féministe qui roulait déjà à vive allure. Le magazine publia des articles sur la sexualité et la santé en plus de célébrer le pouvoir et l’ambition, des sentiments tabous lorsque conjugués au féminin. Les lectrices jubilaient et le tirage du magazine se propulsa pour atteindre les 320 000 exemplaires. « Nous étions des lionnes, dit-elle. Les griffes acérées, l’œil fixé sur nos proies et le cœur souvent en bandoulière, malgré notre apparente superbe. » Animée par la passion du changement, mais consciente de la fragilité des acquis, son équipe dénonçait tantôt la dépendance sous toutes ses formes, tantôt le lobby médical farouchement opposé aux sages-femmes – il faudra patienter jusqu’en 1999 pour que leur pratique soit reconnue. En attendant, le président de la Corporation professionnelle des médecins du Québec, le docteur Augustin Roy, qualifiera les mères qui ont recours aux sages-femmes « d’amateurs de sensations fortes ».

Le sexe libre a évacué la culpabilité, mais il a engendré ses propres excès. L’ego est sorti pas mal amoché de cette vie libertaire tous azimuts. Car les secrets d’alcôve ont sauté avec le reste. Pendant que les baby-boomers des deux sexes étalaient sans pudeur à la télévision leurs problèmes de frigidité ou d’éjaculation précoce, les sexologues – un nouveau métier – n’en finissaient plus d’écouter leurs clientes se plaindre de ne pas ressentir de désir, trop fatiguées, trop stressées, trop inhibées…

Pire encore, la peur s’est installée. Cette peur dont on pensait s’être débarrassées depuis que la science avait triomphé de la syphilis. Or, voilà que l’herpès, la chlamydia et surtout le terrifiant sida frappaient comme une malédiction, freinant le libertinage sans limites.

Ajoutée à la libéralisation des mœurs, la contraception a porté un rude coup à la famille traditionnelle. Un nouveau type d’alliance, l’union de fait, bientôt sanctionné par la loi, a concurrencé le mariage. De plus en plus de couples cohabitaient – à l’essai – quelques années, avant de se passer la bague au doigt. Champion de la revanche des berceaux, le Québec a vu son taux de fécondité fléchir tellement que le remplacement des générations n’était plus assuré. En 1950, les Québécoises mettaient au monde quatre enfants en moyenne, celles de 1980, même pas deux. L’enfant unique élevé selon l’évangile du docteur Spock, pédiatre et psychiatre américain, devenait la norme. Retour du balancier, il y a maintenant un mini baby-boom.

Autre bouleversement profond, la carrière a pris le dessus sur la maternité. Car faire rimer bébé et métier n’était pas une mince affaire. En 1973, pas moins de 7 mères d’enfants d’âge préscolaire sur 10 ne travaillaient pas à l’extérieur.

On commençait à peine à voir des ventres ronds dans les couloirs des entreprises. Montrée du doigt à l’Assemblée nationale, la députée péquiste Denise Leblanc se faisait demander si elle comptait démissionner. Comme si la maternité était une maladie ! Mais le vent a tourné et, dans les années 1980, Pauline Marois a mis au monde trois de ses quatre enfants alors qu’elle était ministre.

Encore fallait-il avoir les moyens de cumuler vie de mère et carrière, car les congés de maternité n’existaient pas. L’employée hésitait à annoncer la bonne nouvelle à son patron qui, « à son grand regret », lui demanderait de démissionner. Là aussi, les choses ont évolué lentement puisque, en 1993, la première cause de congédiement illégal était la grossesse. Cette année-là, 500 femmes enceintes ont porté plainte à la Commission des normes du Travail après avoir perdu leur emploi. Mais combien n’ont pas osé dénoncer leur supérieur, de peur de nuire à leurs chances de retrouver leur poste ? Après avoir réclamé des congés payés, les mères sont redescendues dans la rue pour obtenir, cette fois, des services de garde sans lesquels elles ne pouvaient pas travailler et que les gouvernements leur promettaient à chaque élection. En 1977, 20 ans avant la création du réseau des Centres de la petite enfance (CPE), les 269 garderies accréditées accueillaient 11 000 enfants. Aujourd’hui, on compte 200 000 places et ce n’est toujours pas suffisant. D’autres sources de mécontentement commandaient des actions communes. D’abord, l’insécurité dans la ville. Une enquête démontrait que trois femmes sur quatre avaient peur de prendre le métro le soir ou de garer leur voiture dans les stationnements souterrains. Jamais les cours d’autodéfense n’avaient été aussi populaires, ni les sifflets ! Moins menaçantes, mais fort dégradantes, les blagues sexistes pullulaient au travail. Flirt malvenu, tapes sur les fesses, allusions pornos… Jusque-là, les victimes n’osaient pas porter plainte. La consigne s’est répandue de bouche à oreille : tolérance zéro ! Et l’on dénonça les séducteurs à la libido insatiable. Résultat : la peur d’être accusés de harcèlement a tempéré leurs ardeurs. Encore que les ouvrières au bas de l’échelle, souvent des immigrantes de fraîche date, n’ont toujours pas le choix de se laisser tripoter, sous peine de se retrouver au chômage.

En ces temps de sexisme manifeste, les tribunaux ne montraient guère de compassion à l’égard des victimes de violence sexuelle. À la fin des années 1970, les groupes féministes sonnèrent l’alarme : une femme sur trois admises aux urgences des hôpitaux avait reçu des coups ou avait été violée. Ces victimes représentaient 60 % des personnes assassinées. La loi était ainsi faite que, sans blessure ou marque visible, la police ne les protégeait pas. Devant les tribunaux, la plaignante était souvent présumée avoir couru après son malheur. N’était-elle pas habillée trop sexy ? Lui connaissait-on des relations extraconjugales ? Avait-elle pris un p’tit verre de trop ? Le procès de l’agresseur devenait le sien et, à l’occasion, la virilité servait d’excuse à l’accusé. Un honorable juge a déjà soutenu qu’une femme qui ne consentait pas n’avait qu’à se croiser les jambes. Un autre s’était permis une boutade déplacée : « Les règles, comme les femmes, sont faites pour être violées… » Il était grand temps que des avocates accèdent à la magistrature. À l’orée des années 1990, elles ne représentaient encore qu’un maigre 9 % de l’ensemble des juges. Trop souvent, elles étaient confinées au Tribunal de la famille ou de la Jeunesse. Aujourd’hui, 60 ans après la loi de 1941 qui permettait l’admission des femmes au Barreau, plus de 7 000 Québécoises en sont membres, soit presque 40 % de la profession. La magistrature demeure cependant un fief masculin, puisque seulement 16 % des juges au Québec s’appellent madame la juge.

Il n’empêche, c’est l’accès à l’éducation qui a libéré les femmes en leur ouvrant les portes du monde du travail. Comme l’écrivait Balzac, laisser une femme libre de lire les livres que la nature de son esprit la porte à choisir, c’est lui apprendre à se passer de vous ! En théorie, les filles avaient droit aux études supérieures, même si, dans les années 1960, l’éducation gratuite mixte n’existait pas, ce que dénonçait Châtelaine sous la plume de la grande journaliste Judith Jasmin. Leurs pères ne s’opposaient pas à ce qu’elles aillent à l’université… à condition que cela n’interfère pas avec leurs éventuels rôles d’épouse et de mère. Considérée comme un luxe, l’éducation des filles passait au second plan, derrière celle des garçons. Elles n’avaient qu’à se placer comme « sténodactylo bilingue » en attendant le grand jour. Combien de jeunes épouses ont aussi remballé leur rêve de fréquenter l’université afin de permettre à leur mari de décrocher son propre diplôme ?

À cette époque, trois travailleuses sur cinq étaient institutrices ou infirmières. Les autres se cantonnaient dans les services. « Secrétaire, infirmière, hôtesse de l’air… », chantait Diane Dufresne. Les femmes ne comptaient alors que pour 12 % des administrateurs, 10 % des médecins (elles sont aujourd’hui 38 %) et 1,6 % des ingénieurs. Déterminées à s’instruire, les étudiantes ont investi les universités en nombre, si bien qu’à présent, elles sont majoritaires dans la plupart des facultés. On les retrouve souvent là où il faut que ça change. Elles sont immunologues, neuropsychologues, spécialistes en aménagement urbain. Les unes veulent enrayer les accidents écologiques, les autres percer le secret de la maladie d’Alzheimer. Même les chasses gardées masculines comme l’économie et le génie ne les rebutent plus.

Polytechnique

Photo : La Presse Canadienne

Hélas ! il y a eu ce terrible cri de haine – « J’haïs les féministes ! » – d’un tireur fou qui a déchargé sa carabine semi-automatique sur 14 étudiantes et employées de Polytechnique en ce funeste 6 décembre 1989. Horrifiées par la tuerie, des jeunes femmes ont alors juré sur toutes les tribunes qu’elles n’étaient pas féministes. Fallait-il y voir un blâme ? Parce qu’un fêlé misogyne refusait d’accepter que les femmes soient les égales des hommes, allait-on reprocher aux féministes de s’être battues pour que leurs filles jouissent des mêmes droits que leurs fils ?

On a décelé de l’amertume, notamment chez celles qui s’étaient heurtées à un milieu de travail résolument mâle 20 ans plus tôt, mais qui avaient tenu bon. Des voleuses de jobs qui privaient de leur gagne-pain les pères de famille, voilà ce qu’elles étaient. Et ces sourires narquois, l’air de dire « qu’est-ce que tu fais ici, beauté? », jamais elles ne les oublieraient. Imaginez le malaise ressenti par mon amie Louise, alors que, fraîchement promue enseignante au cégep, elle s’était présentée devant sa classe composée d’étudiants en techniques policières. En la voyant, l’un d’eux avait lancé : « Aïe, les gars, c’t’une plotte »…

La maternité s’est révélée un obstacle de taille. Des patrons futés avaient même découvert qu’ils pouvaient, sans encourir de blâme, mettre à pied une employée enceinte en invoquant la récession. À 30 ans, les femmes étaient considérées comme des employées à risque : celui de tomber enceintes. À tout coup, l’avancement leur échappait. Comment la future mère aurait-elle pu prouver qu’elle avait été écartée parce que jugée moins disponible ? Celle qui parvenait malgré tout à grimper dans la hiérarchie marchait sur des œufs. On attendait d’elle qu’elle performe plus que son homologue masculin. En voyage d’affaires, elle passait pour l’épouse, la maîtresse ou la secrétaire de l’homme avec lequel elle se déplaçait. Rarement pour sa collègue et certes pas pour sa patronne.

À travail égal, salaire égal ? En 1977, les femmes gagnaient 55 % du salaire masculin. Dix ans plus tard, le salaire moyen d’une femme était de 11 992 $, celui d’un homme de 21 593 $. Le chèque de paie d’une vendeuse représentait la moitié de celui d’un vendeur et celui d’un gardien de zoo était supérieur à celui d’une gardienne d’enfants. L’équité salariale sera au cœur de la croisade suivante. Et pour cause ! L’accès à la vie active devait apporter aux femmes l’autonomie financière. L’ironie de la chose, c’est que, depuis qu’elles travaillaient, jamais leur situation n’avait été aussi précaire. Le gouvernement balayait le problème sous le tapis et le patronat jugeait prématurée l’instauration d’un programme de redressement des salaires. Aujourd’hui, malgré la Loi sur l’équité salariale de 1997, l’écart défavorise toujours la main-d’œuvre féminine. Les cadres ont peut-être arrondi leurs fins de mois, mais les ouvrières en arrachent dans tous les secteurs : manufacturier, hôtelier, alimentaire… L’égalité reste à conquérir.

La crise financière des années 1980 a frappé durement les femmes, championnes des emplois précaires. Dernières embauchées, elles étaient les premières mises à pied. L’automatisation des usines et l’informatisation des entreprises ont fait fondre les emplois dits féminins, les messageries vocales se substituant aux réceptionnistes, les guichets automatiques aux caissières et l’informatique aux secrétaires. Les femmes devaient-elles faire seules les frais du progrès technologique ? On aurait pu s’attendre à les voir manifester haut et fort contre ces nouvelles injustices, comme leurs aînées, jadis. Il n’en fut rien. À croire que les luttes pour l’égalité laissaient indifférente la jeune génération. Après les formidables élans de solidarité des années 1970, qui avaient propulsé les femmes aux sommets, s’amorça l’ère de la réussite individuelle. Certaines en étaient même venues à penser que, pour gravir les échelons, il leur fallait jouer du coude et être one of the boys. Je n’ai pas entendu de protestations lorsque, au décès de sa collègue Jeanne Sauvé, première femme gouverneur général du Canada, l’ex-ministre Gérard Pelletier a dit : « Elle a prouvé qu’elle pouvait faire aussi bien qu’un homme. »

Le pouvoir était maintenant à portée de main. Les patronnes s’imposaient dans les banques, les grandes entreprises et au gouvernement. De leur côté, les femmes d’affaires brassaient des millions. Au beau milieu de la crise économique des années 1980, elles étaient responsables de la création de 93 % des nouveaux emplois dans le secteur privé et avaient fondé plus de la moitié des plus récentes entreprises. Cela, au nez de leurs banquiers paternalistes, qui les finançaient au compte-gouttes et exigeaient d’elles des cautions.

Aux dernières nouvelles, le quart des femmes de carrière gagneraient plus que leur mari. Rien là pour favoriser l’harmonie au sein du couple. Sondés par Châtelaine en 1991, les hommes reconnaissaient avoir perdu du pouvoir au profit du sexe faible. Si la plupart admettaient qu’une consœur qui avait réussi avait beaucoup travaillé et avait du talent, il s’en trouvait quand même pour souligner qu’elle avait dû sacrifier sa famille, qu’elle avait eu de la chance ou… qu’elle avait du charme. Ce sont les jeunes qui supportaient le plus mal l’idée de voir leur chèque de paie moins gros que celui de leur conjointe. Si l’argent est un sujet de friction récurrent dans un couple, les journées de boulot qui s’étirent jusqu’en soirée, les rendez-vous non planifiés et les week-ends en congrès le sont tout autant. Bobonne n’attend plus sagement à la maison, elle joue les amazones. Tant pis si Gugus en fait une maladie !

Et la famille ? Faut-il attribuer son éclatement au travail de la femme ? Depuis une vingtaine d’années, plus de la moitié des mariages se soldent par un divorce. Moins dépendante financièrement de son conjoint, l’épouse refuse désormais de s’incruster dans un quotidien invivable. Elle se sent libre de rebâtir sa vie, seule ou avec quelqu’un d’autre. Au début des années 1990, alors que je dirigeais Châtelaine, nous avons sondé le cœur et les reins des femmes : 82 % d’entre elles nous ont dit que leur salut passait par la carrière, mais pas nécessairement par la vie à deux. Ce qui avait transformé leur existence ? Bien avant la contraception, c’était la possibilité d’accéder à des métiers jusque-là réservés aux hommes. Et quand nous leur avons demandé ce qui avait le plus changé dans leurs relations amoureuses, elles ont répondu : la liberté de connaître plusieurs amours dans une vie.

Conséquence : 27 % des enfants de moins de 18 ans grandissent à un moment ou l’autre dans une famille monoparentale. Près de la moitié d’entre eux hériteront d’un beau-père ou d’une belle-mère et d’une famille reconstituée. Les professionnels commencent à peine à mesurer les répercussions du divorce sur les enfants. Certains pensent qu’un mariage boiteux serait moins nocif pour eux qu’un divorce réussi. D’autres croient au contraire que vivre dans un climat d’hostilité ponctué d’invectives, de portes qui claquent et de crises de larmes les brise tout autant. Quoi qu’il en soit, en 2000, des chercheurs de l’Université Laval ont demandé à de jeunes adultes quel avait été l’événement le plus stressant de leur vie. Les trois quarts ont répondu : « La séparation de mes parents. » S’ils ont trouvé difficile d’être ballottés d’une maison à l’autre, ils ont tout de même vu des avantages à avoir quatre parents, dont le fait de recevoir plus d’amour… et plus de cadeaux à Noël. Toutefois, contre tout bon sens, presque tous rêvent en secret de voir leurs parents reprendre la vie commune.

Le grand nombre de familles monoparentales découlant des ruptures figure parmi les tragédies de la fin du siècle dernier. Après la séparation, une partie du revenu familial s’envole, ce qui s’avère catastrophique pour les mères, qui, dans 83,2 % des cas, ont la garde des enfants. Malgré la loi, trop de pères récalcitrants « oublient » de payer la pension alimentaire. En 1995, la marche Du pain et des roses organisée par Françoise David, alors présidente de la Fédération des femmes du Québec, a fait descendre 15 000 manifestantes dans la rue pour dénoncer la pauvreté pathétique de ces mères soutiens de famille. Quinze ans après cette prise de conscience collective, le nombre de familles à parent unique qui tirent le diable par la queue a augmenté de 3 %, selon Statistique Canada.

Côté santé aussi, ça pourrait aller mieux. Écartelée entre le boulot et les enfants, la superwoman est fatiguée, souvent au bord du burnout. Le cancer du poumon, les troubles cardiaques et le stress, jusqu’ici l’apanage des hommes, s’attaquent maintenant aux femmes. On jette le blâme sur leurs horaires de fou, l’alcool et la cigarette. Comme si leur double vie n’y était pour rien. Les tâches domestiques, c’est encore elles qui s’en chargent. Sans parler des coups de fil imprévus : une poussée de fièvre à la maternelle, un genou écorché à l’école, un parent âgé qui fait un AVC et c’est la course effrénée à l’autre bout de la ville. Certes, aujourd’hui, les pères mettent l’épaule à la roue, mais ce sont les mères qui, deux fois sur trois, s’absentent du travail pour des raisons familiales. Dire que la moitié d’entre elles se sentent coupables de ne pas consacrer plus de temps à leurs enfants !

Un sondage Crop-L’actualité réalisé en 2001 révélait que 3 personnes sur 5 jugeaient plus difficile que 10 ans plus tôt de concilier travail et vie familiale. La femme de métier serait-elle la grande perdante de la révolution féminine ? Difficile de trancher par un oui ou un nom. Chose certaine, les gouvernements et les entreprises ont échoué à créer des conditions de travail adaptées à la famille d’aujourd’hui. Comme le faisait remarquer Châtelaine dans son dossier consacré à la conciliation famille-travail (mai 2010), des solutions existent: partage des tâches, horaires flexibles, garderies en milieu scolaire, etc. Mais, sans volonté politique, tous les plaidoyers demeureront lettre morte.

Oui, les filles de la reine du foyer ont réinventé le monde. Elles ont trimé dur pour se tailler une place au soleil. Si parfois la manne a passé, elles n’en ont pas toutes profité, occupées qu’elles étaient à bâtir une vie meilleure pour leurs filles et petites-filles. Celles-ci sont nées libres. Un don précieux que personne ne remet en question. Elles ont reçu aussi le droit de parole. À présent, on ne cache plus rien. Ni l’inceste, ni le harcèlement, ni le viol… Cela dit, les acquis semblent plus fragiles que jamais et l’indifférence des jeunes a de quoi inquiéter. Aussi, ai-je envie de dire à cette quadragénaire qui reproche aux battantes d’hier d’avoir engendré des esclaves instruites qu’il appartient à chaque génération de forger son destin. La mienne s’est retroussé les manches pour imposer l’égalité, voire la liberté. Et si la sienne portait maintenant le flambeau ?

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