Société

Poils: on les laisse pousser?

Souvent mal aimés, les poils des femmes ne font pas bonne figure dans l’imaginaire collectif. Or, depuis quelques années, une vague propoils se lève. Mode passagère ou lame de fond?

Photo: Stocksy / Isaiah & Taylor Photography

Kanchana Subramaniam n’oubliera pas de sitôt ce rendez-vous galant qui a mal tourné, dans un petit resto du quartier chinois de Montréal. Entre deux bols de ramen, le jeune homme lui a caressé la joue en lui disant qu’elle était jolie, mais que les poils au-dessus de sa lèvre supérieure le dérangeaient.

«Pourquoi gardes-tu ces poils? Ce n’est pas très féminin», m’a-t-il lancé. Embarrassée, Kanchana l’a tout de même revu après ce premier rendez-vous. Sans poils au visage, cette fois.

Sa pilosité est depuis devenue sa grande préoccupation. «J’ai l’intention de faire tout mon corps au laser, car je sais que même si je décide de le laisser au naturel, la société ne me lâchera pas», dit la femme de 21 ans d’origine sri-lankaise.

Elle n’est pas la seule à vivre cette situation. Pour la comédienne Paméla Dumont, la pilosité des femmes est encore trop taboue et cette pression en faveur de l’épilation doit être dénoncée. «Des femmes s’excusent de ne pas être épilées ou rasées avant un rendez-vous médical. On ne devrait pas s’excuser pour quelque chose que l’on possède de façon naturelle», dit la jeune femme aux longs cheveux roux, fondatrice du mouvement Maipoils.

Le concept de Maipoils est simple: durant un mois, en mai, on encourage tout le monde à se laisser pousser les poils. «Une invitation à ranger les pires tentations, soit les rasoirs, la cire ou l’arrache-poil électrique, afin de retrouver un épiderme naturel», précise-t-on sur le site Internet de ce mouvement créé en 2017.

Paméla Dumont se défend bien de vouloir inciter les femmes à cesser de s’épiler. Maipoils souhaite surtout favoriser l’acceptation sociale de toutes, épilées ou non.

Dans un local de l’arrondissement Rosemont–La Petite-Patrie, à Montréal, femmes et hommes entrent à tour de rôle dans une salle pour parler du rapport qu’ils entretiennent avec leurs poils. Face à la caméra, chacun s’exprime sur le sujet. Devant eux, Paméla Dumont dirige les entrevues. Ces témoignages peuvent être visionnés sur Maipoils.com.

Pour la société, «la féminité, c’est de ne pas avoir de poils», dit Florence, qui réclame le droit de ne pas se raser
les aisselles si ça lui chante. «Depuis que je suis petite, à la télé, on ne voit jamais de poils. Alors très vite, on finit par se demander: “Pourquoi j’ai autant de poils?”» confie Louise. Elle se rappelle avec émotion ce jour où son coach de rugby lui avait fait une remarque désobligeante à propos de ses cuisses velues. «Le lendemain, je les ai rasées.» Ce qu’elle fait désormais avant tout rendez-vous amoureux.

Nombre de femmes ont l’impression de commettre une faute morale si elles laissent pousser leurs poils, estime l’anthropologue David Le Breton, professeur à l’Université de Strasbourg, qui observe notre rapport au corps depuis plus de 30 ans. «Elles vont se sentir bien si elles se rapprochent de l’idéal corporel véhiculé dans les publicités ou au cinéma, dit-il. Si ce n’est pas le cas, elles croient qu’elles ont des défauts. L’industrie cosmétique est d’ailleurs là pour les rappeler à l’ordre et leur offrir des produits pour corriger ces défauts.»

Et ce ne sont pas les produits qui manquent! Rasoirs et crèmes dépilatoires vendus en pharmacie, épilation à la cire, au laser, au fil, à la lumière pulsée, électrolyse…

Au Royaume-Uni, 80 % des femmes de 16 à 24 ans jugent qu’elles subissent trop de pression pour s’épiler ou se raser, selon la firme de recherche londonienne Mintel. En 2013, 95 % des Britanniques de 18 à 24 ans s’épilaient les aisselles; elles n’étaient plus que 77 % à le faire trois ans plus tard. L’épilation des jambes est aussi de moins en moins populaire, d’après le même sondage.

Une évolution que la dermatologue torontoise Renée Beach croit attribuable au fait que les femmes sont plus conscientes des risques associés à certaines techniques d’épilation. «Le laser, par exemple, peut avoir des conséquences fâcheuses: douleur, brûlures, changements de pigmentation de la peau, cicatrices», dit-elle.

Et que dire de l’investissement que nécessite cette quête de l’épiderme lisse! Si le rasage maison est gratuit, l’épilation définitive, elle, peut coûter cher. «Chaque séance d’épilation au laser des demi-jambes, c’est 100$. Afin d’obtenir de bons résultats, il faut être prête à débourser de 700$ à 800$», dit Karine Martel, esthéticienne depuis 17 ans.

Pour l’influenceuse Elisabeth Rioux, c’est plus qu’une question d’argent. Il y a quelques mois, la jeune femme de 21 ans a publié sur son compte Instagram des photos de ses jambes parsemées de poils. Peu importe si ça déplaît à certaines de ses abonnées. «Les normes de beauté de la société n’ont pas à être les miennes», dit-elle.

Elisabeth, que 1,7 million de personnes suivent sur Instagram, n’a toutefois pas complètement cessé de chasser le poil. «Je me rase ou je m’épile un peu partout, mais rarement, et seulement quand j’ai du temps. Je n’ai aucun problème à ne pas m’épiler ou me raser», indique-t-elle. En revanche, ô contradiction, elle annonçait récemment avoir commencé des séances d’épilation définitive au laser…

Elle est loin d’être la seule à avoir partagé des images de sa pilosité sur Instagram. Des célébrités américaines comme Miley Cyrus ont aussi pris la pose les aisselles bien velues. La blogueuse Leandra Medine, connue pour son site lifestyle Man Repeller, a créé des remous en juillet dernier en publiant une photo de ses nouvelles chaussures: on y apercevait aussi ses jambes… hérissées de poils noirs.

Les commentaires ont fusé. Certains à caractère haineux – «Ignoble!», «Beurk, dégoûtant!» –, d’autres beaucoup plus positifs: «Merci pour ces poils!», «Voilà une vraie femme!», «C’est l’avenir!»

Même si la blogueuse américaine a précisé qu’il ne fallait y voir aucun engagement en faveur des poils, une vague de solidarité s’est levée. Nombre de femmes l’ont imitée en publiant à leur tour des photos de leurs jambes ou de leurs aisselles non épilées, accompagnées de mots-clics comme #hairy-legsclub, #bodyhairmovement ou #bodyhairpositivity. L’un d’eux,  #bodyhairdontcare, apparaît sur plus de 12 000 publications. Cela reste toutefois un nombre modeste si on le compare, sur la plateforme, à #feminism, par exemple, qui y est employé plus de cinq millions de fois.

Certaines entreprises ont flairé la bonne affaire et ont créé des produits destinés à soigner les poils, et non à les exterminer. Par exemple, la société new-yorkaise Fur a commercialisé en 2015 une huile qui adoucit les poils pubiens. «Longtemps, les produits offerts sur le marché ne servaient qu’à des fins d’épilation. Même si cela reste la solution privilégiée par un large éventail de nos clients, nous sommes la première marque à proposer des options aux femmes qui choisissent de ne pas se raser, soutient Lillian Tung, cofondatrice de Fur. En créant Fur Oil, nous avons cherché à normaliser les poils et leur entretien.»

Pour sa part, l’entreprise américaine Billie a été la première à exposer des poils dans une publicité de rasoirs féminins mettant en vedette jambes, aisselles et orteils poilus. Par l’initiative Project Body Hair, Billie fait la promotion de ses rasoirs, tout en lançant un message à portée sociale: cessons de prétendre que les poils «féminins» n’existent pas. «Project Body Hair reconnaît que les femmes ont des poils et ont le pouvoir d’en faire ce qu’elles veulent», explique Georgina Gooley, cofondatrice de Billie.

Les réactions qui ont suivi cette campagne publicitaire ont été extrêmement positives. «La vidéo a été visionnée plus de 10 millions de fois et a reçu des dizaines de milliers de commentaires de soutien de la part de femmes partout dans le monde», se réjouit Georgina Gooley.

C’est le retour vers le naturel, estime Mariette Julien, professeure à l’École supérieure de mode de l’ESG UQAM. «S’il y a un mouvement propoils présentement, c’est que les femmes ne veulent plus passer des heures à s’entretenir, fait-elle remarquer. Elles se disent: “Je suis une femme et c’est ça, être une femme.” Elles veulent investir ailleurs, dans des choses qui leur permettent d’avoir une vie meilleure.»

Paméla Dumont ne pourrait être plus d’accord. Elle en veut pour preuve les nombreux témoignages recueillis devant la caméra, gestes qu’elle juge courageux. Selon elle, une étape importante a été franchie. «On monte toujours des marches, conclut-elle, même si on a encore l’impression de faire face à un mur…»

Une histoire amour-haine sous la loupe

S’épiler n’a rien de nouveau. En Égypte ancienne, les poils étaient associés aux classes sociales inférieures. L’épilation était reconnue comme un symbole de pureté. Les pharaons, leurs épouses ainsi que d’autres membres de l’aristocratie la pratiquaient déjà 3 000 ans avant Jésus-Christ.

Pendant des siècles, d’autres civilisations ont à leur tour condamné les poils. Puis, plus récemment, la pilosité est revenue en force, avec les hippies des années 1960. C’était la célébration du retour au naturel!

La tendance a ensuite été renversée par les adeptes du mouvement punk des années 1980, selon Mariette Julien, professeure en mode et symbolique sociale à l’Université du Québec à Montréal. «Les punks luttaient contre la domestication et le travail. Ils ont voulu déshumaniser les apparences en se rasant les cheveux et en éradiquant leurs poils. La culture d’aujourd’hui est toujours marquée par leur mouvement», explique-t-elle.

D’un autre côté, les poils sont mal vus dans une société où il fait bien de paraître jeune. «C’est tendance d’avoir l’air jeune jusqu’à la fin de nos jours, dit-elle. Cette volonté amène un idéal corporel associé à la jeunesse: un corps sans poils, c’est un corps prépubère, donc très jeune.»

***

Sandrine Vieira est étudiante au baccalauréat en communication (journalisme) à l’Université du Québec à Montréal. Son reportage a été réalisé dans le cadre d’un partenariat entre l’École des médias de l’UQAM et Châtelaine, à l’initiative de la journaliste Carole Beaulieu, à qui nous disons un grand merci.

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