Société

Portrait de famille

Les cinq protégés de Suzanne.

Photo: Dann Tardif/LWA/Corbis

Ce n’est pas la cigogne qui a déposé cinq jeunes dans ce foyer, c’est la DPJ.

Je me suis prise d’affection pour les membres d’une famille qui vit en région et que j’ai connue par l’entremise d’une amie. Ils habitent dans une rue large et tranquille bordée de constructions disparates. On dirait un coin de banlieue égaré en campagne. Ce jour où je leur ai rendu visite à l’improviste, le temps était doux, le soir tombait et les maisons s’éclairaient peu à peu.

J’arrive devant leur bungalow. Par la fenêtre aux rideaux grands ouverts, je contemple le joli tableau de la famille à table : les parents aux bouts et les cinq enfants tout autour… J’arrive comme un cheveu sur la soupe. Mais, avant que je ne rebrousse chemin, le père m’aperçoit et la mère se lève aussitôt, comme mue par un ressort. Elle agite le bras dans ma direction : « Viens-t’en ! »

La porte s’ouvre sur un… Un poney ? Non, un chien. Il veut m’embrasser avec sa gueule de crocodile… Heureusement que Suzanne, la mère de famille, freine ses ardeurs en le tenant par la bride. Ce brigand piaffe, reniflant mon chandail et jusque sous ma jupe ! Au-dessus de leur assiettée de spaghettis, les enfants se retiennent de rire. Je décline l’offre de manger en leur compagnie car j’ai une autre invitation. « Dommage parce qu’ici c’est bon », me taquine Suzanne.

Je prends place aux côtés d’un garçon de sept ans qui fixe son assiette. Ma présence l’intimide… Un bataillon de cils recouvre si bien ses yeux que j’ai cru d’abord qu’ils étaient bleus. Pas du tout, ils sont d’un brun profond. À l’autre extrémité de la table, son frère, plus jeune et plus dégourdi, sent le besoin de m’informer de leur statut en ces lieux : « Nous autres, on n’est rien qu’en famille de “cueil”. » La famille entière s’esclaffe et le corrige : famille d’accueil !

Par cette présentation, le gamin laisse entendre qu’il n’a pas l’intention de vivre pour toujours dans ce foyer. L’enfant n’a qu’une idée : retrouver ses parents et le reste de sa fratrie. Mais, paradoxalement, il ne veut pas partir de chez Suzanne. Quand ce garçonnet éveillé dessine le bungalow, il y ajoute des chambres pour les membres de sa propre famille. Il rêve du meilleur des deux mondes : l’encadrement solide et tendre de son foyer d’accueil et la présence, irremplaçable, des siens. Si la situation de ses parents se régularise, ce petit garçon y retournera, de même que son aîné. C’est une affaire de mois.

Il n’en va pas ainsi pour sa voisine de table, une blondinette aux lunettes roses qui restera chez le couple jusqu’à sa majorité. C’est le cas également d’un garçon de 13 ans que j’observe à la dérobée : grand, mince, fort, avec une tignasse brune et des taches de rousseur… Un expert en Lego ! Un sensible sous son air effronté. Lui, je le dis sans ambages, c’est mon préféré parce qu’il me rappelle mon propre fils à cet âge.

Ce soir, quelque chose turlupine ce jeune homme car il boude ses pâtes. De fait, durant le repas, le chat sort du sac : il s’est battu à l’école avec son ennemi juré et il a été suspendu… une fois de plus ! Voilà pourquoi ses spaghettis passent de travers. Être privé d’école pendant une semaine est une chose, mais faire devoirs par-dessus leçons à la maison sous la férule de Suzanne en est une autre. Pas de récré, pas d’éducation physique, que du boulot : « Une suspension n’est pas un congé », insiste-t-elle.

La tablée entière se mêle de lui faire la morale. L’école, c’est important « pour le travail plus tard », martèle la tribu en chœur. « Peuh ! », proteste l’entrepreneur en construction. Le travail, il connaît. Je le couve des yeux, le cœur serré. Oui, il est difficile de faire aimer l’école à un enfant qui ne s’y épanouit pas tout à fait… Je le sais…

Récapitulons. À table ce soir-là, il y a les deux frérots de passage, la blondinette et l’expert en Lego. Mais il y a aussi une ravissante adolescente qui dit « mon père et ma mère » en parlant de Suzanne et de Steve. Elle leur a été confiée alors qu’elle était bébé. Au terme de longues années de procédures, ils l’ont adoptée. La jeune fille sait qu’elle a, quelque part, une autre mère. « L’haïs-tu, ma mère ? », avait-elle demandé sans détour à Suzanne lorsqu’elle avait, au plus, cinq ans… Pressentant que la petite voulait entendre parler d’amour et non de haine, elle a répondu que oui, elle l’aimait : « Sans elle, on ne se serait jamais connues toi et moi. »

Quand le couple a recueilli ce poupon, il avait déjà deux filles biologiques, qui sont adultes maintenant. Ensuite, sont venus d’autres enfants. Certains sont restés, comme la blondinette et l’expert en Lego, d’autres sont repartis. Quelles mains délicates il faut avoir avec ces enfants, coquillages refoulés par une mer houleuse, quelquefois brisés comme des épaves… Ce n’est pas une famille recomposée, c’est un rivage. La terre ferme.

Le souper progresse, Suzanne distribue le pain tranché. Sur un napperon, au centre de la table, le beurre trône. « On vient juste de l’acheter », annonce le petit dégourdi avec fierté. Lui, il aime être le centre d’attraction, comme le beurre ! Il me décrit avec des yeux brillants la piscine publique creusée de sa ville natale… Le père, qui a été mandaté pour beurrer le pain sans le déchirer – tâche périlleuse –, fait valoir qu’au village à proximité il y a un lac. « Creusé », spécifie-t-il le plus sérieusement du monde. Le petit reste pantois. Son frère aux yeux bruns en oublie de reprendre son pain beurré des mains de Steve, qui fait mine de l’engloutir… Éclat de rire général.

On est rendus au dessert, des biscuits fourrés à la vanille et du lait (12 litres par semaine). Le chien s’est assis à côté de moi, tout sage, en retrait ; il connaît sa place. Pour rire, les enfants ont publié sur Facebook une photo du pitou, une paire d’écouteurs sur les oreilles. Ainsi affublé, le molosse sourit de toutes ses dents redoutables, content de son sort. Dans cette maison, il a droit à tous les égards dus à un être vivant. Y compris le réconfort, très doux, de la musique.

 

Anne Marie Lecomte est journaliste à Radio-Canada.ca.

POUR TOUT SAVOIR EN PRIMEUR

Inscrivez-vous aux infolettres de Châtelaine
  • En vous inscrivant, vous acceptez nos conditions d'utilisation et politique de confidentialité. Vous pouvez vous désinscrire à tout moment.