Les Grands Ballets canadiens ont repris le mois dernier une œuvre créée en 2002, Minus One, de l’illustre chorégraphe Ohad Naharin. Plus de 30 danseurs qui se déploient ensemble, ça donne des numéros époustouflants. Mais l’un des moments forts du spectacle, c’est lorsque quelques danseurs, à tour de rôle, se détachent du lot pour s’exécuter en solo avec, pour accompagnement sonore, l’enregistrement de leur voix qui raconte leur rapport particulier à la danse.
Au total, onze interprètes sont ainsi mis en vedette: sept hommes, quatre femmes – premier déséquilibre puisque, sur scène, la troupe est également répartie entre les sexes. Choix délibéré ou y a-t-on été selon les volontaires?
Deuxième distinction: la différence marquée des propos entre les hommes et les femmes! Les danseurs évoquent leur plaisir de bouger, de suer, d’être regardés; les danseuses, elles, parlent de problèmes personnels: corps blessé, solitude. L’une dira carrément: «La chose la plus difficile pour moi est d’être seule sur scène.» Et pendant que sa voix porte, qu’elle nous avoue que, jusqu’à récemment, elle ne pouvait monter sur scène sans prendre un Valium, nous avons devant nos yeux la danseuse la plus exquise qui soit : un elfe qui bouge avec une telle grâce, une telle facilité que nous en sommes fascinés. Sa peur, évidemment, n’a à nos yeux aucun fondement. Pourquoi, elle, ne le sait-elle pas?
Du fond de mon fauteuil du Théâtre Maisonneuve, il m’est tout à coup apparu que cette danseuse était un symbole. Même en 2017, pour plusieurs femmes, leur talent, réel, ne pèse pas lourd face à la peur, imaginée, d’être vue, ou entendue, ou de se commettre.
Depuis un an, j’ai beaucoup circulé dans différents milieux pour donner des conférences et participer à des panels ou bien pour en animer. Assez pour mesurer à quel point il faut encore encourager les femmes à prendre le micro. Dès que s’ouvre la période des questions, les hommes se précipitent alors qu’elles restent en retrait, à se demander si elles vont oser. Pendant ce temps, la file s’allonge tant qu’il devient décourageant de s’y ajouter. Conclusion logique: aussi bien rester assises.
Moi, devant, je vois bien que ces femmes ont suivi les débats avec attention: leurs yeux brillants et leurs mimiques le prouvent. Alors je fais de l’animation active, quitte à aller directement les chercher («oui, vous madame, venez nous en parler!»). Serez-vous étonnée d’apprendre qu’une fois la porte ouverte, elles en ont des idées à exprimer? Comme la gracieuse danseuse qui, Valium aidant, passe outre à sa peur. Comme moi, autrefois, qui m’obligeais littéralement à aller au micro des assemblées générales étudiantes de mon cégep, motivée par le fait, très dérangeant pour une féministe, que seuls les gars s’y avançaient. Mains moites, jambes tremblantes, cœur qui battait à tout rompre, qu’est-ce que ça me coûtait d’être à la hauteur de mes convictions! Pourquoi une autre n’y allait-elle pas? Mais ouf, d’une fois à l’autre, jamais le ciel ne me tombait sur la tête. À force, j’ai compris que le ciel, fort bien accroché, était bien indifférent à ma petite personne.
Aujourd’hui, la crainte féminine face à la parole publique a pris de nouvelles formes. Une jeune professeure d’université me disait récemment que les femmes de son entourage (que l’on présume éveillées et capables de penser!) s’en tenaient à aimer, ou pas, des contenus sur les réseaux sociaux. Mais les partager? Non, trop engageant, a-t-on expliqué à la jeune prof qui a fini par leur poser la question.
C’est bien dommage. Car c’est une affaire de justice démographique: la population se divise entre les deux sexes, l’espace public doit donc le refléter. Ça n’a rien à voir avec un concours des meilleurs arguments ou du plus grand talent, mais simplement avec le fait que si, collectivement, la voix des femmes se doit d’exister, eh bien il faut individuellement y contribuer.
Considérez dès lors ce nouveau blogue comme ma contribution personnelle!
Journaliste depuis plus de 30 ans, Josée Boileau a travaillé dans les plus importants médias du Québec, dont au quotidien Le Devoir, où elle a été éditorialiste et rédactrice en chef. Aujourd’hui, elle chronique, commente, anime et signe des livres.