Reportages

Basta la mafia!

Naples est gangrenée par la mafia depuis des siècles. Mais des citoyens se dressent sur son chemin. Et les femmes sont aux premiers rangs. Châtelaine est allé à leur rencontre.


 

 

Silvana Fucito n’a pas baissé les bras quand
la Camorra a incendié son commerce. Elle a
porté plainte et réussi à faire mettre 15
mafieux à l’ombre.

Ça suffit! s’est dit Silvana Fucito quand la Camorra, la mafia napolitaine, a incendié son magasin de vernis pour voitures. Elle avait refusé de payer le pizzo, racket imposé par le crime organisé à tous les commerçants de Naples pour leur « protection?».

«Mais de quoi doit-on se protéger si ce n’est d’eux? s’emporte-t-elle. Au début, j’ai payé. Comme tout le monde. Puis, les sommes sont devenues astronomiques et je me suis dit qu’il fallait que ça cesse.» Alors sont venus les menaces, les tirs dans la vitrine. Puis l’incendie. «Un entrepôt rempli de vernis hautement inflammables!» La moitié du quartier a brûlé… C’était en 2002.

Le pire, c’est qu’au début les autres commerçants lui en ont voulu. Si elle avait payé, disaient-ils, tout ça ne serait pas arrivé. Mais Silvana Fucito a refusé de se taire. Elle a témoigné devant les médias, porté plainte et envoyé 15 mafieux en prison. Du jamais vu dans cette grande ville du sud de l’Italie, et dans la région de Campanie qui l’entoure, où la Camorra corrompt tous les secteurs d’activité, légaux comme illégaux.

«Tous mes amis se sont éloignés, personne ne voulait être vu en ma compagnie», se souvient-elle. Mais, petit à petit, son geste de rébellion attire la sympathie. «Une association anti-pizzo de Sicile a pris contact avec moi. Nous avons décidé de travailler ensemble et de lancer le même mouvement à Naples.» L’objectif?: prouver aux commerçants qu’il est possible de s’opposer au «système».


 

Journaliste d’enquête, Rosaria Capacchione
vit sous la protection de la police depuis
qu’elle a dénoncé un puissant clan.

«C’est un succès, affirme Silvana. Plusieurs dizaines de nos membres, surtout des jeunes, ont envie de faire bouger les choses. Il y a eu plus de 300 procès depuis 2004. La justice aussi a évolué?: au début, les peines prononcées étaient assez faibles mais, récemment, certains “camorristes” ont été con­damnés à 18 ans de prison pour extorsion.»

S’opposer à la mafia n’est pas sans risque. Silvana et son mari vivent en permanence sous protection?: deux gardes du corps, attribués par le gouvernement, leur emboîtent le pas dans chacun de leurs déplacements.

Rosaria Capacchione vit elle aussi sous escorte depuis trois ans. Journaliste pour le quotidien Il Mattino depuis 1985, elle enquête sur les sujets sensibles et a souvent pris position contre la Camorra. «Cela m’a enlevé toute liberté de mouvement, reconnaît-elle. Si je vais au cinéma, je suis accompagnée, si je dîne chez des amis, on m’attend au pied de l’immeuble… Je ne suis jamais vraiment seule et la police sait tout de ma vie privée. Je m’y suis résignée.»

Il faut dire qu’elle n’a pas froid aux yeux. Elle a déjà enquêté sur le clan des Casalesi, un des plus puissants de Campanie. Et dévoilé ses affaires au grand jour?: appels d’offres publics, trafic d’armes, déchets toxiques, racket, escroquerie…


 

 L’avocate Simona Di Monte a fait arrêter
deux parrains recherchés depuis près de
15 ans.

Au début des années 1990, l’État avait confisqué certains biens de Francesco Schiavone, parrain sanguinaire, avant de les lui rendre dans une pirouette judiciaire. Rosaria s’en était publiquement indignée. Et les biens avaient été repris… «Alors, ç’a été le moment de prendre des vacances», relate-t-elle, un sourire au coin des lèvres.

Une décision bien inspirée. Un repenti indiquera plus tard que tout était prêt pour son élimination. «Un jour, je me suis dit que j’allais mourir. Mais j’ai décidé de continuer et, depuis, je n’ai plus peur.»

La Camorra est la mafia qui tue le plus en Italie?: une centaine de victimes par an. «Contrairement à la mafia sicilienne, la Camorra n’est pas une organisation pyramidale, explique Simona Di Monte, substitute du procureur au sein du département anti-mafia du tribunal de Naples. Ici, il y a de nombreux clans et pas vraiment de grand chef. Alors, les accords se font et se défont et les règlements de comptes sont nombreux.» Depuis les sept ans qu’elle occupe ce poste, la jolie blonde de 42 ans, mère d’un petit garçon, a coordonné plusieurs enquêtes. La plus marquante est celle des frères Russo, deux parrains en cavale depuis 1995, qui étaient sur la liste des hommes les plus recherchés d’Italie. «Pour mettre la main dessus, nous avons arrêté pour motif d’association de malfaiteurs leurs fils, leurs femmes, plus de 100 personnes, dit l’avocate. Le but était de couper tous leurs liens pour les obliger à commettre une erreur. Et ça a marché. En 2009, on les a trouvés à quelques pâtés de maisons de leur domicile…»


 

Rosalba Beneventano se bat en mémoire
de son frère, victime de la Camorra.
 

Les voisins étaient-ils au courant? Elle rit. «La majorité des crimes liés à la mafia restent impunis, car l’omerta règne en­core», explique-t-elle. La peur de représailles pousse beaucoup de Napolitains à respecter la loi du silence.

«Quelqu’un peut se faire tuer en pleine rue, personne n’aura rien vu», déplore Rosalba Beneventano. Elle aussi s’est tue pendant des années après l’assassinat de son frère Mimmo, en 1980. «Un matin, il sortait de chez lui pour se rendre à l’hôpital – il était chirurgien. Plusieurs hommes sont arrivés sur des scooters et l’ont abattu. Il était conseiller communal, communiste et un des seuls à parler ouvertement du problème de la Camorra. Ses prises de position ont déplu.»

Aujourd’hui, ces assassinats sur la place publique sont plus rares et les familles des victimes se sont regroupées en associations. «Quand mon frère a été tué, je ne pouvais pas en parler. Beaucoup de gens devaient penser qu’il avait des liens avec la Camorra. Ce n’est que par la suite que l’on a reconnu qu’il y avait beaucoup de victimes innocentes. J’ai décidé de me battre en sa mémoire.» En 2010, Rosalba a créé une fondation qui vise à promouvoir auprès des jeunes le respect de la loi et la lutte contre le crime organisé. «Je vais dans les écoles et je raconte ce qui s’est passé, afin qu’on comprenne ce dont la mafia est capable.»


 

Michela Di Marzo et son fils, Antonio
Prestieri?: «J’ai enseigné à mes enfants les
valeurs importantes.»

Car la Camorra recrute de nombreux ados prêts à tout pour améliorer leur quotidien. Dans le quartier défavorisé de Scampia, près du centre de Naples, des enfants d’à peine 10 ans servent de sentinelles à l’entrée des immeubles. En cas de descente de la police, ils donnent l’alerte, permettant aux trafiquants de drogue de s’enfuir. Ce sont aussi souvent les premières victimes des règlements de comptes.

«La Camorra leur donne un rôle, une identité, une nouvelle famille, constate Silva Ricciardi, directrice d’une maison de correction pour jeunes délinquants. Ici, on essaie de leur faire voir qu’un autre mode de vie est possible. Mais quand on les libère, rien n’a changé dehors. Il faut vraiment beaucoup de volonté pour s’en sortir.»

Michela Di Marzo y est arrivée. Lunettes épaisses vissées sur le nez, voix gouail­leuse résonnant partout où elle va, elle ne passe pas inaperçue. D’autant que, contrairement à beaucoup d’autres anciens, elle n’a pas peur de parler de son passé, du temps qu’elle était l’épouse d’un camorriste. « J’avais à peine 16 ans et lui 18 quand on s’est mariés, se souvient-elle. Et j’étais enceinte.?»

Le jeune homme dont elle parle, c’est Tommaso Prestieri, membre d’un des clans les plus influents de la mafia napolitaine dans les années 1980, aujourd’hui en prison. « Quand je l’ai rencontré, il était maçon. Mais son frère aîné trempait dans des af­faires louches et il a entraîné toute la famille avec lui.?»

Elle a essayé de le re­mettre sur le droit chemin, mais sans succès. «Un jour, il m’a poignardée et il a tué le mari de ma mère après une dispute. Il est allé en prison pour ce meurtre puis, quand il est sorti, j’ai espéré qu’il allait changer, trouver un travail… Mais il a repris ses activités. J’avais peur pour mes deux enfants. Alors, en 1987, j’ai demandé le divorce.» Un sacrilège, à l’époque, dans ce milieu très machiste.

«Je n’avais pas d’argent, je n’étais personne, mais je voulais sortir de ce milieu», poursuit-elle, d’un ton déterminé. Ce qu’elle a fait. «J’ai contacté une assistante sociale, et je suis retournée habiter chez ma mère. J’ai enseigné à mes enfants les valeurs importantes. Quand ils étaient petits et qu’ils voyaient leurs cousins avec de beaux vêtements et beaucoup de jouets, ils me demandaient pourquoi eux n’y avaient pas droit. Aujourd’hui, tous leurs cousins ont mal tourné.»


 

La Camorra est la seule mafia née en milieu urbain. Apparue à Naples au 16e siècle, elle contrôle le trafic de la drogue, la prostitution, le ramassage des déchets, s’empare des marchés publics de la construction grâce à ses accointances avec des hommes politiques corrompus, rackette les commerçants… Contrairement à d’autres associations répondant aux mêmes critères – la Cosa Nostra en Sicile ou la ’Ndrangheta en Calabre –, la Camorra n’a pas de structure verticale. Chaque quartier a son clan, qui gère son territoire en toute autonomie. Autre particularité?: les femmes y occupent une place centrale. Au cours des dernières années, de simples mères, sœurs ou compagnes, elles sont devenues des membres actifs de l’organisation, allant même jusqu’à diriger des clans. 

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