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Maéva Valade va se souvenir longtemps de sa présence au Festival BleuBleu, en Gaspésie. Du moins des moments où elle était consciente… Car Maéva a été droguée à son insu par un festivalier qui lui a injecté du GHB – la drogue du viol – à l’aide d’une seringue, à un moment où elle s’était éloignée de son groupe d’amis. « Je me suis sentie comme si j’avais bu énormément d’alcool; je n’ai jamais été dans cet état de toute ma vie, dit-elle. Je me rappelle avoir salué tout le monde, mais après, plus rien. » Blackout. Le reste de sa soirée, ce sont ses amis qui le lui ont raconté.
Maéva fait partie des nombreuses femmes qui ont été agressées dans des festivals de danse ou de musique au cours des dernières années. En fait, plus de la moitié des festivalières – 56,4 % exactement – ont déjà été victimes d’une agression ou de harcèlement dans ce cadre précis, selon une enquête du Conseil des Montréalaises menée en 2017. « On est loin de l’anecdote », soutient Nelly Dennene, présidente de cette instance consultative de la Ville de Montréal. Il n’existe pas de statistiques plus récentes ou plus précises à ce sujet, puisque ni la Sûreté du Québec ni le Service de police de la Ville de Montréal ne compilent de données spécifiques aux festivals. Ils ne prévoient d’ailleurs pas de le faire.
Le harcèlement peut prendre plusieurs formes : suivre une personne, la piquer à son insu, la droguer ou se livrer sur elle à des attouchements non sollicités, entre autres. Tout cela, évidemment, est criminel et peut entraîner des conséquences psychologiques durables pour les victimes. « Il me manque 24 heures de ma vie, c’est très perturbant », rapporte Maéva, encore très ébranlée par ce qu’elle a vécu il y a un peu plus d’un an.
Plus de 500 festivals ont lieu chaque année aux quatre coins du Québec. Les plus gros, comme le Festival d’été de Québec ou Osheaga, à Montréal, attirent à eux seuls des dizaines de milliers de spectateurs, qui forment des foules compactes.
Ces attroupements offrent un contexte propice à quiconque est mal intentionné, puisqu’il est plus facile de passer inaperçu dans une mer d’inconnus. « Le responsable d’une agression sera beaucoup plus difficile à identifier, donc ça peut être une stratégie un peu perverse pour essayer de s’en prendre à quelqu’un », soutient la présidente de l’Ordre des psychologues du Québec, Christine Grou.
Il existe différents profils d’agresseurs, avance-telle. Dans certains cas, ce sont des adolescents qui se lancent des défis sans mesurer les conséquences de leurs actes. Dans d’autres, une personne projette de causer du tort. « On parle alors d’un profil de personnalité antisociale, de gens qui ont une absence d’empathie ou qui peuvent avoir des traits plus pervers », dit la psychologue.
Dans un tel contexte, il est difficile de prévenir chaque attaque potentielle. D’autant plus que « les agresseurs ont beaucoup d’imagination pour arriver à leurs fins », note la directrice générale du Centre d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS) La Bôme Gaspésie, Annick Bouchard Beaulieu. De bonnes pratiques peuvent néanmoins contribuer à la réduction des risques et à une meilleure intervention lorsqu’un cas survient.
Patrick Kearney, président du regroupement REFRAIN, qui chapeaute une centaine de festivals de partout au Québec, martèle deux mots-clés : « responsabilité partagée ». Tant le public que les organisateurs doivent contribuer à la sécurité de tous, selon lui. Un avis cautionné par Alexandrine Beauvais Lamoureux, présidente et cofondatrice de l’organisme Scène & Sauve, qui œuvre à la prévention des violences à caractère sexuel en milieu festif. « C’est comme dans une école, illustre-t-elle. Les profs, les parents et les élèves ont tous une responsabilité dans la réussite scolaire. »
Selon le Conseil des Montréalaises, 99,4 % des femmes adoptent déjà au moins une stratégie pour se sentir davantage en sécurité lorsqu’elles fréquentent les festivals.
Parmi ces mesures : garder à l’œil son verre et son sac, ou encore être attentive à son environnement. Annick Bouchard Beaulieu recommande de toujours être accompagnée de personnes de confiance, dont une personne-ressource qui agirait comme un chauffeur désigné. « C’est important que cette personne reste à l’affût et surveille l’état de ses proches », dit-elle.
Les spectatrices peuvent prendre certaines précautions, certes, mais il ne faut pas leur faire porter tout le poids de leur sécurité, estiment le Conseil des Montréalaises et Scène & Sauve. Les organisateurs doivent aussi miser sur la responsabilisation des témoins. « Je compare cela à une formation RCR, avance Alexandrine Beauvais Lamoureux. Si quelqu’un fait une crise cardiaque dans une foule, on veut que le plus de personnes possible sachent comment intervenir et gérer la situation. »
De leur côté, les festivals qui attirent des foules ont leur part de responsabilité dans le bon déroulement des événements, notamment en offrant des ressources d’aide sur leurs sites. À Montréal, une brigade nommée Les Hirondelles a été créée en 2018 à l’initiative du Festival International de Jazz de Montréal dans la foulée de la publication du rapport du Conseil des Montréalaises. Elle patrouille chaque année dans les grands rassemblements de la métropole chapeautés par le promoteur evenko, dont Osheaga et les Francos, et travaille en collaboration avec les équipes de sécurité de ces festivals afin de « sensibiliser, prévenir et agir face aux diverses formes d’agressions et de harcèlement ». Des organismes, dont Scène & Sauve et le Groupe de recherche et d’intervention psychosociale (GRIP), assurent une présence similaire ailleurs.
Interpellés par le témoignage de Maéva Valade, les dirigeants du festival BleuBleu ont adopté une série de mesures pour rendre les lieux plus sûrs pour les femmes. Ils ont notamment aménagé des espaces où se réfugier si l’on se sent en danger et distribuent désormais des capuchons pour couvrir les verres afin d’empêcher les gens mal intentionnés d’y verser de la drogue. Ces initiatives constituent « de bons premiers pas » aux yeux de Nelly Dennene, du Conseil des Montréalaises. Selon elle, il faudrait imposer un cadre sécuritaire commun à l’ensemble des festivals « pour ne pas que ça reste de bonnes pratiques à petite échelle ».
En effet, aucune loi ni aucun règlement n’oblige les organisateurs à prévenir les violences. Or, la menace peut même venir de la scène, comme l’a constaté à ses dépens l’étudiante Charlotte Préfontaine l’été dernier, lorsque l’artiste électro-punk mexicain Silverio l’a embrassée avec force et sans son consentement en plein spectacle, durant le festival de musique La Noce, à Chicoutimi. Sous le choc, la jeune femme a interpellé deux bénévoles, qui n’ont pas été en mesure de l’aider.
« Je n’ai pas été prise en charge, personne de l’organisation ne m’a demandé si j’étais correcte », déplore-t-elle. Le directeur général de La Noce, Frédéric Poulin, reconnaît que son événement était mal préparé et assure que la sécurité sera renforcée dès cette année. Des intervenants du GRIP seront sur place et son personnel sera formé. « La seule chose qu’on peut faire, c’est s’améliorer », dit-il.
À titre de directeur du festival Santa Teresa, dans les Laurentides, Patrick Kearney fait lui aussi affaire avec le GRIP. Étant donné que les violences à caractère sexuel constituent un problème de société plus large et que les finances des événements culturels sont limitées, le président de REFRAIN estime que l’État devrait assumer sa part des responsabilités dans ce dossier. « Le gouvernement pourrait nous aider avec des campagnes de sensibilisation ou encore en fournissant des équipes d’intervenants sociaux dans les événements », réclame-t-il.
Avant de remettre les pieds dans un festival, Charlotte Préfontaine compte s’assurer que la sécurité des femmes y est prise au sérieux. « Je n’irai plus là en pensant que ça ne peut pas arriver », laisse-t-elle tomber. De son côté, Maéva Valade confie avoir perdu son insouciance. Jadis « toujours partante » pour vivre de nouvelles aventures, elle ressent désormais beaucoup d’anxiété à l’idée de se retrouver dans une foule. D’où l’importance de prendre au sérieux la sécurité des femmes dans ces événements, parce que danser en communion avec les autres, au son d’une musique live , c’est l’un des bonheurs de l’été au Québec !
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