Claudia Lavallée vivait à cent milles à l’heure. Formée en communication et en gestion d’événements, la jeune femme enchaînait – « toujours avec plaisir », précise-t-elle – les semaines de travail de 60 heures. C’était avant la naissance de sa fille en 2011. « L’arrivée d’Alice a vraiment mis les choses en perspective pour mon conjoint et moi. Comme si le fait de devenir parents avait forcé une prise de conscience sur ce que l’on voulait être comme famille, sur les valeurs qu’on avait envie de transmettre à notre enfant », dit-elle, tout sourire. Claudia a donc décidé de mettre sa florissante carrière en veilleuse et de s’offrir ce qu’elle décrit aujourd’hui comme le « luxueux choix du temps ».
Assise devant un couscous débordant de légumes colorés, l’ancienne gestionnaire de 39 ans se confie. « C’est à peu près à la même période que je suis tombée malade: j’avais des éruptions cutanées, des maux de tête, des étourdissements. Je passais mon temps à l’hôpital sans que personne arrive à cerner le problème! Jusqu’au jour où un médecin m’a parlé d’allergie environnementale: c’était mon chez-moi qui me minait la santé. »
C’est donc pour reprendre le contrôle et tenter de mettre fin à ces mystérieux symptômes que la Montréalaise a décidé de désencombrer son appartement, troquant peu à peu les objets de son quotidien contre un vide apaisant. Et tout y a passé: des vêtements en fibres synthétiques aux plats de plastique jusqu’à la télé et aux souvenirs accumulés au fil des années.
Huit ans plus tard, la petite famille a quitté son condo du quartier Hochelaga-Maisonneuve pour un logement épuré à Notre-Dame-de-Grâce, dans l’ouest de la ville. Installée dans 72 mètres carrés, elle se contente toujours de bien peu pour vivre, et préfère la qualité de la rareté à l’abondance de l’éphémère. « Une fois entrés dans l’engrenage, nous n’avons pas réussi à arrêter, ajoute Claudia. Et si, au début, c’était pour une question de santé, aujourd’hui, c’est d’abord et avant tout pour faire notre part pour l’environnement. »
La démarche de la famille de Claudia est loin d’être unique. Des Québécois remettent en question leur mode de vie, sous l’impulsion de ce courant de décroissance économique (voir l’encadré). Celle-ci se veut une « proposition politique qui revendique le développement d’une tout autre manière d’organiser nos sociétés », voire un mouvement de contestation de l’ordre établi, souligne Yves-Marie Abraham, sociologue et professeur à HEC Montréal. Plus globalement, selon le sociologue Éric Pineault, professeur à l’UQAM, c’est d’abord un mouvement qui « vise à nous rappeler qu’en produisant et en consommant toujours plus, on est en train d’étouffer la planète ».
Ramenée au niveau des individus, la décroissance économique prend plutôt les traits de la « simplicité volontaire », nuancent toutefois les experts. Il s’agit donc de mener une vie plus sobre sur le plan matériel – moins d’autos, de télés, de voyages en avion, d’espaces de vie surdimensionnés... Mais qui nous libère du temps pour faire plus de choses soi-même et s’investir dans ce qui nous tient à cœur, par exemple, prendre soin de ses proches ou militer.
Cela implique de repenser nos habitudes de consommation, que ce soit en mangeant moins de viande, en achetant plus souvent local ou usagé, ou en veillant à générer le moins de déchets possible, le fameux concept du « zéro déchet ». « Dans tous les cas, l’idée est de réduire au minimum son empreinte individuelle pour, au bout du compte, avoir un impact à la source de la production. C’est le message politique qu’envoie la simplicité volontaire », précise l’écosociologue Laure Waridel, chercheuse associée à la Chaire de recherche sur la transition écologique de l’UQAM. Manger davantage végé permettrait donc, selon elle, de réduire la pratique de l’élevage intensif. Et c’est la même chose lorsqu’on recycle plutôt que de jeter: on passe le message qu’on peut diminuer la production de marchandises neuves.
Tant au Québec qu’ailleurs dans le monde, le phénomène demeure difficile à quantifier. Au mieux, d’après l’économiste Dorothée Boccanfuso, on observe depuis quelques années une montée en popularité claire – en témoigne la constellation de blogues et de comptes Instagram (on en dénombre des milliers) sur les modes de vie minimalistes. Il y a même des séries télé!
Il y a manifestement quelque chose qui bouge, selon la professeure de l’Université de Sherbrooke. Mais est-ce que ça va durer ou est-ce un simple effet de mode? « Il est encore trop tôt pour le dire… Une chose est sûre, ce qui se passe dans les foyers est plus facile à organiser et donc plus susceptible de persister », note-t-elle.
Laurence Lambert-Chan et Benjamin Gendron-Smith ont amorcé, en 2016, un virage écologique dans leur quotidien. « Quand on a entrepris notre démarche il y a trois ans, on était beaucoup dans le “zéro déchet” », raconte Laurence, en replaçant une longue mèche de ses cheveux sombres. « Mais les choses ont évolué avec les années: aujourd’hui, on réfléchit à tous nos achats ou presque. »
Ainsi, le jeune couple traîne toujours ses plats à l’épicerie, concocte lui-même ses produits ménagers et ses cosmétiques, opte à l’occasion pour des vêtements loués. «On n’a plus la patience d’attendre que les choses passent par les autres, insiste Benjamin. Si tout le monde fait son bout, on peut au moins envoyer un message clair à ceux qui prennent les décisions.»
Cette prise de conscience, les spécialistes comme Laure Waridel la voient d’un bon œil. «On assiste à un éveil citoyen, note-t-elle. Les gens se rendent compte que, même si leur portée est limitée, les choix qu’ils font à leur échelle ont des répercussions sur la planète. Les petits changements peuvent contribuer à plus grand.»
Pour joindre le plus de gens, la décroissance doit déborder la sphère familiale. «Je ne critiquerai jamais celui ou celle qui achète en vrac ou adopte un régime végétarien pour la planète, dit Éric Pineault, de l’UQAM. Par contre, ce n’est pas ça qui va nous sauver, parce que le plus gros de notre surconsommation, on ne le fait pas individuellement, mais ensemble, comme société.»
Et pas besoin de viser la lune, tempère le chercheur. « Il y a toutes sortes de manières de se mobiliser et certaines sont à notre portée », que ce soit une ruelle verte dans son arrière-cour ou une voiture qu’on décide de partager avec ses voisins.
Considérée comme un maillon de la décroissance, la simplicité volontaire nous permet de ne pas creuser davantage le fossé des inégalités. «Ce n’est pas tout le monde qui a ce luxe, rappelle Éric Pineault. En fait, pour beaucoup de gens, il s’agit d’un mode de vie involontaire. Nous ne sommes pas tous égaux dans nos choix écologiques. »
La décroissance économique s’appuie sur l’idée que, dans un monde aux ressources «finies», il est insoutenable – pour la planète et ceux qui y vivent – de tendre vers une croissance perpétuelle. Elle vise à battre en brèche le concept selon lequel, pour améliorer la qualité de vie de ses citoyens, un État doit toujours produire davantage. Ses adeptes appellent à un changement radical de notre société, notamment en réduisant notre production et notre utilisation des ressources.
À lire aussi : 3 façons écolos et futées de faire des économies à la maison
Inscrivez-vous aux infolettres de Châtelaine
Journaliste indépendante formée en études urbaines, Florence Ferraris signe notamment le livre Ruelles.
ABONNEZ-VOUS À CHÂTELAINE
Joignez-vous à notre communauté pour célébrer la riche histoire du magazine Châtelaine, qui souligne ses 65 ans en 2025. Au programme : de nouvelles chroniques, une couverture culturelle élargie, des reportages passionnants et des hommages touchants aux femmes inspirantes qui ont eu une influence positive et durable sur notre société.