Photo : Jocelyn Michel
Vous avez toujours écrit vos propres textes, monté vos spectacles, vous avez même ouvert un cabaret à votre nom… Il fallait de l’audace !
J’avais besoin de liberté. Je n'ai jamais écouté ce que les autres disaient. J'ai fait ce que je voulais, sans me limiter. Comme mon père, j'abhorre la contrainte. C’est pour ça que j'étais si malheureuse chez les sœurs. J’avais cependant deux qualités : j'aimais écrire et je savais faire rire les gens. Les deux matières avec lesquelles je me suis forgé un métier, c'est le français et la récréation. Là-dedans, j'étais bonne ! Le reste...
On connaît l’influence que votre père, le poète Alfred DesRochers, a eue sur votre vie. Comment votre mère, Rose-Alma, a-t-elle contribué à forger la femme que vous êtes ?
Si je n’avais pas eu ce père, je n'aurais pas fait ce métier. C’est de lui que me vient l'amour des livres, de l'écriture, de la poésie. C’était sa vie. Il pleurait et regrettait de ne pas avoir pu en vivre. En 1927, quand il a publié son premier livre à compte d'auteur, il en a peut-être vendu 25. Et là-dessus, il en a donné 10 !
Parce qu’il prenait une place épouvantable, ma mère était très effacée. On a longtemps vécu ensemble toutes les deux. Mes frères et sœurs s’étaient mariés, mon père était souvent à la taverne. Alors, on est devenu deux grandes amies, maman et moi, je lui racontais tout. J’avais un amant, et je pouvais coucher chez lui un soir, et revenir à la maison le soir suivant… J’ai beaucoup aimé ma mère, j’ai écrit plusieurs poèmes pour elle.
Vous avez placé votre carrière sous le signe de la polyvalence…
C’est drôle parce que j’ai commencé par vouloir faire du théâtre. Je suis allée au Conservatoire d’art dramatique, mais je n’ai pas eu de succès parce que je n’avais pas le bon accent. Il fallait que je parle à la française et je n’en étais pas capable. J’ai donc commencé à écrire sur ce que je vivais. Je voulais faire rire ; en même temps, je savais que je ne ferais pas que de la comédie. Je choisissais des mots que tout le monde comprendrait. L’idée, c’était d’avoir un contact avec les gens. Dans un sens, j’avais besoin d’être admirée, j’ai toujours voulu être aimée. J’ai eu de la misère au début, avec des salles à moitié pleines. J’ai tout de même été chanceuse parce que, quand la télévision est arrivée, ça a décollé assez rapidement. Puis j’ai rencontré Louise [NDLR : son amoureuse et agente]. Ça a été un grand coup de main dans ma vie. Quand tu es seule, tu fais tout, c’est juste si c’est pas toi qui colles les affiches ! Elle s’est occupée du côté matériel, et je pouvais me concentrer sur l’écriture.
Qu’est-ce qui explique cette aussi longue carrière ?
Mes spectacles ont toujours été très différents de ceux des autres.
Je pense aussi que j’ai duré parce que je suis à l’image du temps qui passe. Par exemple, c’était normal pour moi de parler de la ménopause sur scène, même si personne n’avait jamais fait ça. Je ne me censurais pas. C’était quelque chose dont je souffrais, c’est pour ça que je pouvais en rire : « Je vis ma ménopause, c'est naturel et c'est normal et ça fait pas mal… » En réalité, la comédie part souvent de ce qui nous dérange le plus. J’ai parlé de la mort, de la vieillesse, de l’hôpital… J’ai beaucoup puisé dans ma vie, et les gens m’ont aimée parce que je leur ressemblais.
Vos histoires mettaient souvent en scène des femmes simples, effacées. Qu'est-ce qui vous touchait chez elles ?
Le fait que personne ne parlait d'elles, alors que je voyais bien que ce qui tenait le monde ensemble, c'est les femmes. Alors j'ai écrit « Il faut bien que quelqu'un la nomme, celle qui parle toujours bas ». Je voyais comment elles sont souvent oubliées, négligées, sans argent, sans liberté. Elles ont été ma source. Chanter les effacées m'a permis de gagner ma vie. Les gens m’ont été fidèles.
Au point où on entend souvent dire que vous êtes « notre Clémence ». Est-ce lourd d'appartenir au public ?
C'est un amour extraordinaire. Il n’y a pas de plus beau moment que celui où tu entres sur scène : tu es accueillie comme tu ne l'as jamais été dans ta vie. C'est de l'amour plein la salle !
Tu vois, maintenant que je n’ai plus ça, je me sens orpheline. C'est dur. Je ne veux plus faire de scène parce que je suis fatiguée. Je n’aime pas vieillir, ça ne me va pas bien ! Si j'avais la force, j'y retournerais. Il n’y a pas grand-chose qui peut remplacer ces moments que j'ai vécus. Il y a le souvenir, mais je n’ai pas de mémoire ! [rires]
Même quand on prend sa retraite de la scène, prend-on sa retraite d'être artiste ?
Je reste ce que je suis, je ne peux pas me changer. Je suis quelqu'un avec une âme sensible, beaucoup trop sensible. Les peines de mes amis, je les porte avec eux. Cette sensibilité m’a permis d’écrire Le lac en septembre, Deux vieilles, La vie d’factrie.
J'ai été très touchée d'apprendre que c’est Pauline Julien, ma grand-mère, qui vous a suggéré d'écrire sur l’amour entre deux femmes...
C’est ce qui a donné Deux vieilles. Elle m’en avait parlé longtemps avant, mais je n'étais pas prête. Ça m’a pris du temps, écrire Deux vieilles, et ça m’en a pris encore plus avant de la chanter sur scène. Pauline l’a chantée avant moi. Je suis contente de l’avoir fait, c’est une belle chanson.
Vous aviez peur de la réaction du public ?
Oui, d’autant que la mère de Louise vivait encore, je ne voulais pas la blesser. Dans mon milieu, c’était différent. Pour ma mère, mes amours, c'était libre. Que ça soit avec un homme ou une femme, ça ne la dérangeait pas. Mais elle est morte avant que j’écrive la chanson.
Dans les spectacles, Louise a longtemps été appelée « Coulisse ». Est-ce qu'il y avait une hâte de vivre cet amour au grand jour ?
Ah non ! Le jour où je suis tombée amoureuse d'une femme, penses-tu que ce n'était pas bouleversant pour moi ? Je ne pensais pas que ça pouvait m'arriver. Dans ma tête, une femme tombait amoureuse d’un gars. Mais avec la première femme de ma vie, c'était l’amour fou ! C'est quelque chose de chavirant. Je n'ai jamais eu honte. Je ne l'ai pas crié sur les toits, mais tous ceux qui me connaissaient savaient que j’étais avec Louise. J'ai toujours dit : je ne suis pas lesbienne, j'aime Louise.
Comment faire durer l’amour pendant 55 ans ?
On s’aime, je ne pourrais pas vivre sans Louise. Oh, il y a des accrochages, c'est sûr. Parfois, elle me tombe sur la tomate, elle peut être bosseuse, moi aussi ! Ce n’est jamais dramatique, et ça ne dure pas. Il faut arriver à rire de ce qui nous blesse. C’est difficile, mais il faut se rappeler que la vie est courte. Si tu boudes, tu gaspilles des heures et des heures. Mon père disait que sans l’amour, il n’y a rien. Il a beau avoir trompé maman, il l’a toujours aimée, et elle aussi, je pense, même si ça a dû être dur en maudit. Elle avait un grand sens de l'humour pour survivre à Alfred. Un soir, en revenant à la maison, il est tombé dans la neige de la cour. De la fenêtre, elle a crié « Alfred, es-tu mort ? » Il a répondu « Non ! » Et elle a dit : « C’est bin d’valeur » ! [rires]
C’est incroyable de penser qu’à vos débuts, les comiques, comme on les appelait, n’étaient qu’une poignée. Maintenant des humoristes remplissent le Centre Bell.
C’est assez tragique. À mon avis, il y a beaucoup de ces humoristes qui ne sont pas des artistes. Ce sont des comiques. Je trouve qu’il y en a trop. Je ne vais pas les voir. Des Fred Pellerin, il n’y en a pas assez. Lui, il est rare. Il a ce côté poétique, il est touchant. Mais les gens ont besoin d’aller rire, ils n’ont plus envie de lire, d’être plus culturels. Moi, je ne suis pas dans cette catégorie des humoristes, je suis Clémence.
On peut s’étonner que, malgré tous les plafonds de verre défoncés, vous ne vous identifiez pas comme féministe. Pourquoi ?
Je ne me mets pas d'étiquette, je suis moi, c'est tout. Je pense que j’ai fait la preuve que j’aime les femmes, j'en prends soin, je les ai nommées. Si les gens ont besoin de dire que je suis féministe, qu’ils le disent. Moi, je ne me sers pas de ce mot-là. Je ne veux pas faire partie d’un groupe, je suis très individualiste, même si j’ai gagné ma vie avec les autres. Une salle qui rit, c’est merveilleux. C’est la plus belle récompense. Si les gens n'étaient pas venus m’écouter, je ne serais pas devenue qui je suis, et ils sont venus parce que je suis comme ça. C'est kif-kif. J'avais besoin d'eux et ils avaient besoin de moi.
Clémence – Encore une fois, de Mario Girard, Les éditions La Presse, 310 pages, en librairie le 16 mars.
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Marie Bernier est cheffe de pupitre au sein du site d'actualité pour enfants «Les As de l'info». Auparavant, elle a occupé le même poste chez «Châtelaine». Elle ne devait pas être trop désagréable car elle contribue occasionnellement au magazine comme pigiste. Détentrice d'un baccalauréat en sciences politiques, elle se passionne pour les sujets de société et les grands portraits. Certains de ses textes ont été nommés aux Prix du magazine canadien. Fait inusité: elle est déjà apparue (bien malgré elle) dans l'émission «Keeping Up with the Kardashians».