Culture

Nancy Huston: la COVID-19 nous donne une grande leçon d’humilité

Et si le coronavirus nous faisait prendre conscience que nous sommes des animaux comme les autres? C’est ce que se demande la romancière Nancy Huston.

Le 12 avril, les chrétiens ont célébré Pâques, une fête où il leur est rappelé que leur Dieu a sacrifié ce qu’il avait de plus cher… son propre fils, Jésus-Christ, assimilé à un agneau. L‘agneau pascal. C‘est pourquoi les chrétiens mangent de l’agneau à Pâques. Ils mangent donc le fils de Dieu, tout comme dans l’Eucharistie, ils commémorent cette phrase de Jésus: prends, mange, ceci est mon corps…

Bêtes mal dans notre peau, bêtes en perpétuel manque d’être, nous peinons depuis toujours à trouver la «bonne distance» entre nous et les bêtes non humaines.

Trois instantanés récents.

Ouidah, Bénin, janvier 2020. Les tam-tams se déchaînent. Le Peintre et moi assistons à l’intronisation de Dorothy, la nouvelle élue du grand chef du vaudou béninois.

En prenant place dans l’assistance, nous remarquons un cabri attaché à un piquet.

Nous savons d’expérience que, sous peu, l’animal sera tué. De fait, au bout d’environ une heure de préparatifs, des hommes viennent le détacher et s’engouffrent avec lui dans une case. Des porteurs rapprochent le trône sur lequel Dorothy est assise. Peu après, deux femmes sortent de la case en portant des bassines en plastique dont l’une contient les viscères du cabri et l’autre son sang. Elles trempent les mains dans les bassines et, alors que le rythme des tam-tams se fait fébrile, badigeonnent de sang le front, la nuque, les mains de l’élue à plusieurs reprises. Dorothy portait déjà la couronne, mais c’est par cette cérémonie sanglante qu’elle devient pleinement, charnellement, la nouvelle reine-mère.

Marçais, dans le département français du Cher, février 2020. Je suis dans l’étable de J., une «néo-rurale» s’étant installée ces dernières années dans le Berry. Avec ses sœurs et leurs compagnons, elle a ouvert une épicerie bio qui vend non seulement des légumes locaux et des bières artisanales mais aussi du fromage, du lait et de la viande des bêtes qu’elles et qu’ils élèvent.

Parmi les proches que j’accompagne se trouve S., fillette de deux ans et demi qui, porteuse d’un handicap, apprend tout juste à marcher. J. la pose au milieu des chèvres, puis des brebis. C‘est la saison des mises bas, l’étable pullule de chevreaux et d’agneaux nouveaux-nés, presque aussi incertains sur leurs pattes que la petite S. Celle-ci est non seulement sans peur, elle est en extase. Les chevreaux se frottent à elle, lui mordillent les doigts… Elle rigole, pépie, caresse les animaux, les regarde, fascinée, pousse de petits cris de joie. Dans quelques mois, J. tuera et vendra ces bêtes qu’elle connaît individuellement.

Cottens, Suisse, mars 2020. À la boucherie, le Peintre (qui a grandi dans une ferme à quelques kilomètres d’ici) demande s’il y a du lapin. La dame qui sert va au congélateur et sort un paquet rigide de lapin prédécoupé sous plastique.

Paradoxe des temps modernes: dans les boucheries des grandes villes françaises, on suspend encore des bêtes entières avec fourrure, dents, plumes et pattes; alors que dans les régions les plus bucoliques de Suisse, où l’on ne peut faire deux pas sans entendre meugler des vaches, bêler des moutons ou caqueter des poules, on pourrait croire la viande de boucherie tombée d’une autre planète. Elle est mise en vente déjà émincée, en sauce, emballée, étiquetée, estampillée, en un mot, méconnaissable. Comme s’il ne fallait surtout pas faire le lien entre ce que voient nos yeux et ce que digère notre estomac.

Les humains sont des bêtes qui «se la racontent», des animaux qui ne peuvent survivre sans histoires. Notre grande erreur a été de croire que cela nous rendait supérieurs aux autres bêtes et nous donnait tous les droits sur eux: non seulement le droit de les nommer et de les dominer (que confère aux juifs leur Dieu dès le premier chapitre de la Genèse), mais aussi, depuis le Néolithique, le droit de les tuer en masse, de les faire travailler pour nous, de les transporter et de les enfermer, et, depuis plus récemment, de manipuler leurs gènes, de les bourrer d’hormones, de les cloner, de les forcer à se reproduire tout en les empêchant de se fréquenter, de les faire naître uniquement pour mourir et nous nourrir. Nous sommes les seules bêtes méchantes.

Ces jours-ci, dans l’énorme crise que déclenche le coronavirus, c’est presque comme si notre hubris était enfin puni. Comme si les autres bêtes nous disaient basta. Réfléchissez. Nous sommes tous mortels, tous périssables, tous dans le même bateau. Or, vous êtes en train de rendre ce bateau invivable. Sachez-le, c’est l‘Arche! Et aucun Noé ne va se pointer pour nous sauver de ce Déluge-ci, nous amener couple par couple loin du pauvre navire Terre par vous abîmé, criblé de trous. Aucune échappatoire. Non, cette fois, si vous ne prenez pas conscience que le ver dans le fruit c’est vous, nous disparaîtrons tous. Votre morgue sera notre morgue.

Je pense beaucoup en ce moment aux dernières séries de gouaches du peintre québecois Edmund Alleyn (1931-2004). Celle des animaux sur piédestal: bustes de singe, statue d’un couple d’éléphants en train de copuler; portraits sculptés de souriants gorilles accroupis… Et puis la série qui montre nos objets flottant indéfiniment dans le cosmos, témoins de notre glorieuse immortalité après la disparition de toute vie sur la planète Terre: parapluie, pyramide, bretelles, oreiller, rasoir, tubes de peinture, paravent, épingle à nourrice, collier de perles, chaîne de saucisses…

troupeau de vaches

Photo: Unsplash/Annie Spratt

Nancy Huston est notamment l’auteure de Cantiques des plaines (Prix du Gouverneur général du Canada 1993 et Prix Canada-Suisse 1995), Instruments des ténèbres (Prix Goncourt des lycéens 1996 et Prix du livre Inter 1996) et Lignes de failles (Prix Femina 2006 et Prix France-Télévision 2006). Nancy Huston vit et travaille à Paris.

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