Il faut la voir arriver à l’entrainement, toute menue dans son short noir moulant, la foulée légère, le regard malicieux, et le sourire fendu jusqu’aux oreilles. Sur une piste d’athlétisme, Alice Cole est dans son élément comme Kent Nagano sur une scène et Julie Payette en orbite.
Cette ancienne cadre en télécommunication salue tout le monde, s’enquiert des uns, des autres, toujours au « tu », retient les noms, distribue les compliments, vise toujours juste. Elle a beau courir vite, elle ne rate rien de ce qui se passe autour d’elle.
Après avoir couru en Autriche, en Italie, le long de la grande muraille de Chine et à Budapest, elle vient de fracasser le record canadien au 200 mètres dans une compétition à Toronto. Tous les autres coureurs la congratulent à grands coups de «high five» et de tapes dans le dos, et elle accueille les félicitations de tous avec grâce et simplicité.
Alice a 81 ans, et c’est la reine de la piste.
***
Tu as toujours été compétitive, Alice?
Toujours. J’adore la compétition. Peu importe ce que je fais, je dois compétitionner! Je m’arrange pour me dépasser, moi. Évidemment, je veux dépasser les autres, ça c’est sûr! On dit toujours qu’on ne veut pas dépasser les autres, non, non, pas moi! Je veux dépasser les gens de ma catégorie.
Comment expliquer que la notion de compétition soit souvent difficile pour les filles, comme s’il y avait quelque chose qu’on n’assumait pas, ou alors moins bien que les garçons?
Vois-tu moi, ça ne m’est jamais passé par la tête. Peut-être que je suis un petit garçon dans le fond? J’ai toujours aimé la compétition, je ne pense même pas que je puisse blesser ma collègue, je veux gagner. Ma nature, c’est de gagner. Au départ d’une course, c’est ça mon petit problème, je pars trop vite parce que je veux tellement réussir!
Qu’est-ce qui t’as amenée à Dorys Langlois, ton entraineur?
Je m’entrainais avec un autre coach, et quand je suis allée à mes premiers championnats du monde, à Edmonton en Alberta, je n’avais pas de technique. Et puis, j’ai entendu parler de Dorys au MAA, qu’il était fort en technique, et j’ai amené mon autre entraineur avec moi pour aller le voir! C’est le meilleur.
Qu’est-ce qui te fait dire que c’est le meilleur?
Parce que ma technique s’est améliorée. J’aime m’entrainer avec lui, il m’encourage et il me pousse à aller encore plus loin.
C’est quoi les qualités d’entraineur de Dorys?
Il en a tellement (rires)! Il a trouvé mes défauts! Il connaît ma passion pour la vitesse. Ça fait que là, il m’aide à partir plus lentement, ça me permet de mieux finir. Je l’aime beaucoup.
Faut l’écouter parzemp’!
Selon toi, quelles sont tes qualités de coureuse?
De ne pas avoir peur. Je n’ai pas peur de me dépasser. Je n’ai pas peur d’aller plus vite. Je n’ai pas peur de me blesser. Moi, j’ai 81 ans, je ne pense même pas à mon âge, je pense à performer.
Dans tous les aspects de ta vie?
Oui. Même au boulot. On me demandait de gérer un projet, je répondais «t’as besoin de ça pour quand»? C’est dans ma nature.
Et quels sont tes plus grands défauts de coureuse?
J’écoute pas des fois (rires). Je l’admets, j’écoute pas. Même ici, des fois, avec mes collègues de course que j’aime beaucoup, quand ils me disent «vas-y Alice, cours plus vite que nous autres», j’oublie que Dorys m’a dit de courir moins vite! On me dit « vas-y », je pars!
Un coach, ça sert à quoi?
Premièrement, ça sert à identifier nos objectifs. Si on n’en a pas, il nous aide à créer des objectifs, et ça nous permet de continuer sans s’embêter, et en s’améliorant.
Tu es disciplinée?
Oui. J’ai pas toujours le goût de courir! Le dimanche quand je dois aller faire un 6km, j’ai pas le goût, mais je me pousse dans le dos. J’ai tellement besoin de ça, les endorphines ça fait partie de mon corps, si j’ai pas ça, je suis pas de bonne humeur, pis je suis pas gentille. Si je cours pas, j’ai les bleus!
La course dans la vie d’une femme, c’est un plus à quel niveau?
J’aime tellement de choses dans la vie! Mais la course, si j’avais pas ça, je m’ennuierais. Et puis, c’est bon pour la santé! Pour être capable de courir comme je cours et de faire les championnats du monde à 81 ans, ça prend de l’entrainement. Et puis, je fais beaucoup de cholestérol, j’ai hérité ça de mon père, qui est décédé à 56 ans. J’ai aussi hérité des bons gènes de ma mère, qui est morte à 100 ans.
Le cholestérol, c’est stable chez moi parce que je m’entraine. Mon médecin m’a dit: «Si vous ne courriez pas comme vous le faites, vous ne seriez plus ici, madame».
Est-ce que tu surveilles ton alimentation?
Oui, oui. J’essaie de ne pas prendre trop de beurre, comme tout le monde! Je mange beaucoup de fruits, beaucoup de légumes, je bois du vin tous les jours, une petite bière de temps à autre, et mon scotch le dimanche. Ça fait partie de la nature. La bouffe, c’est super important pour moi. Je mange beaucoup, mais j’ai pas le temps d’engraisser!
Tes ambitions de coureuse ?
Battre des records du monde.
(éclat de rire en choeur)
C’est pas de l’orgueil, c’est un objectif. Cette année, en 2014, j’ai obtenu 6 records canadiens et 2 records du monde. En courses extérieures. En course sur piste à l’intérieur, je détiens déjà les records canadiens dans le 200, dans le 400, pis un record du monde dans le 800. Je veux aller chercher tous les records canadiens sur piste intérieure. C’est plus difficile parce que la piste est plus courbée, et c’est pas aussi agréable que de courir dehors.
Mais c’est les championnats du monde que je vise!
Il y a d’autres sports qui t’intéressent?
Ah oui, moi je suis une cycliste! J’ai fait du vélo, je partais avec un club, on est allés en France! Et de la randonnée pédestre, j’ai grimpé le Mont Washington trois fois. J’ai toujours bougé, j’ai besoin de ça.
L’activité physique a toujours fait partie de ta vie?
Oui. Quand j’étais jeune, j’ai fait beaucoup d’équitation, beaucoup de vélo. À mon époque, les femmes ne couraient pas. Je suis née en 1933. Dans ce temps-là, c’était pas normal pour une femme de vouloir courir.
Ta prochaine compétition?
Je m’en vais à Lyon, en France, au mois d’août, je vais essayer de voyager un petit peu. Je vais faire un 200, 400, 800 et 1,500 mètres. Je vise un record du monde, c’est sûr. Il y a une autre Canadienne qui court pas mal vite dans le 1,500 et le 3,000 mètres. Je vais lui laisser le 3,000 et m’occuper des autres distances.
Comment tu fais pour te gâter en dehors de la course?
Là, en fin de journée, je vais au musée voir les impressionnistes, ça, j’adore ça. J’aime lire, écouter de la musique. Je suis un peu limitée dans le temps par mes sports, quand tu veux t’entrainer à ce niveau là, c’est demandant, faut travailler très fort.
As-tu un amoureux?
Mais non! J’ai laissé tomber le dernier parce qu’il trouvait que je courais tout le temps! Peut-être que je vais rencontrer quelqu’un un jour! Peut-être un coureur? À mon âge, des amoureux, y’en a pas tant que ça qui font de la course!
Ah, peut-être qu’il faut regarder du côté des hommes plus jeunes?
Ben… c’est peut-être ça!
Ta plus grande fierté?
(elle réfléchit, longuement)
C’est de bien réussir. C’est bête, mais ma plus grande fierté, c’est d’arriver la première.
Chaque fois?
Chaque fois. Quand je ne serai plus première est-ce que je vais continuer à courir? C’est une grande question que je me pose… Mais je vais continuer à m’entrainer, c’est sûr! Au gym avec Pierre-Mary Toussaint, et sur la piste avec Dorys.
Le plus difficile dans l’entrainement, c’est quoi?
C’est d’aller courir le dimanche. J’ai travaillé tellement longtemps! Vingt ans aux aéroports de Montréal, trente-huit ans chez Bell, donc la fin de semaine, c’est important pour moi, et le dimanche, c’est une journée relax. J’ai pas envie d’y aller. Faut pas s’écouter, faut y aller pareil. C’est pas toujours facile, mais faut le faire.
Et le plus facile?
Ah, j’aime ça m’entrainer! Pis la vitesse, courir vite, c’est mon plus grand bonheur!
En dehors de la performance, c’est quoi pour Alice Cole, être un athlète?
Oh la la… Quelle question! Pour moi, un athlète, c’est quelqu’un qui veut réussir. C’est d’avoir des objectifs et de travailler fort pour les atteindre. C’est terrible, hein, je m’en demande beaucoup…
Est-ce que c’est grave de s’en demander beaucoup?
Non! J’ai 81 ans et je n’ai pas l’impression que j’ai cet âge-là. Quand on s’entraine à un âge avancé, les jeunes te regardent et ils te disent «wow, ça n’a pas de bon sens Alice de s’entrainer comme ça, j’aimerais ça que ma mère et ma grand-mère fassent pareil». J’ai l’impression d’inspirer les gens, ça leur permet de se dire «ben Alice, elle a 81 et elle court encore, donc, moi aussi je peux courir et je peux courir longtemps».
Des fois, les gens se disent «à 50 ou 60 ans, je ne pourrai plus courir, je n’aurai pas le physique, pas l’énergie». Mais c’est pas vrai! Y’a pas d’âge. On ne met pas d’âge sur le sport, on peut courir tant qu’on veut.
Mais ça prend de la volonté, et ça prend du courage.
***
Merci Alice!