Temps des fêtes

C’est le temps d’une dinde… heureuse?

Les gros volatiles bios des Fermes Saint-Vincent mènent une vie paisible qui les fait glouglouter de bonheur.

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Une belle dinde bio,
le bec intact et l’œil vif.

Elles ont un port altier, la poitrine généreuse et une drôle de tête. Avant de terminer leurs jours dans un four à 350 ºF, les dindes bios des Fermes Saint-Vincent mènent une vie enviable (pour des dindes).

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Journée d’automne à la campagne, digne d’une publicité de Tourisme Québec, effluves de crottin en prime. Notre destination ? Un lieu situé « Rang nord de la rivière Chicot », appellation échappée des Belles histoires des pays d’en haut et qui détonne dans Google Maps. Une petite heure de route de Montréal et, déjà, ce coin de Lanaudière est un autre monde : hameaux endormis, fermes pittoresques et personnages colorés. L’un d’eux nous a d’ailleurs donné rendez-vous chez lui. Ses dindes, affirme-t-il sur son site Web, sont heureuses. Ah oui ? Faut voir !

L’homme nous attend dans sa maison, « la plus vieille de la région, construite en 1797 » et à vue de nez aussi solide que son propriétaire. À 79 ans, Yves Saint-Vincent affiche une forme étonnante, qu’il entretient à sillonner son immense domaine où paissent bœufs, vaches, agneaux, chevaux et, bien sûr, dindes. En route vers les bâtiments de la ferme qui les abritent, nous croisons d’autres résidents, une famille d’oies : maman, fiston et papa, un jars pas commode de huit ans qui cacarde. Une quarantaine de ces grands oiseaux de basse-cour libres comme l’air se dandinent là où ça leur chante dans les limites de la vaste propriété. Ils peuvent manger les limaces et les escargots sur ces terres biologiques sans herbicide, pesticide ou autres cides. Ici, les remèdes aux bobos sont naturels (homéopathie, aromathérapie) et l’huile de bras, nécessaire. « On désherbe à la main pour que le bon grain ne meure pas », précise notre guide, qui en a longtemps arraché lorsqu’il est devenu bio il y a un quart de siècle.

Sous le chapeau : Yves Saint-Vincent, un homme aussi heureux que ses animaux.

Sous le chapeau : Yves Saint-Vincent,
un homme aussi heureux que ses animaux.

Petit-fils de fermier, Yves Saint-Vincent a été pompier à Montréal avant de quitter la caserne à 28 ans et de prendre la clé des champs. Après des débuts modestes, il deviendra un agriculteur industriel au cheptel imposant, avec plus de 5 000 bœufs, des vaches laitières et une boucherie. « Un matin, je me suis levé en disant : “ça n’a pas d’allure la viande qu’on mange, la façon dont on traite les animaux.” Diane, ma femme, qui a une formation d’infirmière [et qui depuis plusieurs années s’occupe de la comptabilité des Fermes Saint-Vincent], pensait que je faisais une dépression. J’ai tout vendu. » Yves s’est joint alors au mouvement bio, naissant à l’époque, la fin des années 1980, adoptant cette nouvelle philosophie de travail bien avant qu’elle soit tendance. Pour vendre ses produits, et ceux d’amis fermiers, il a ouvert des boucheries dans les deux marchés publics de la métropole (Jean-Talon et Atwater), où travaillent ses enfants Paul et Marie-Philippe.

Il faut l’entendre parler de ses 650 dindes pour le croire quand il dit qu’elles méritent une existence douillette avant de finir dans l’assiette. « Elles sont élevées avec amour. J’apporte une chaise, je viens m’asseoir et je les regarde. Je fais de la prévention. En Espagne on dit : “C’est l’œil du maître qui fait engraisser les bêtes.” »

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Les dindes de Noël

Les fameux volatiles nous accueillent dans un concert de glouglous outrés : la plupart restent à l’ombre dans leur « maison », les autres, plus hardies, prennent un bain de soleil d’après-midi. Surprise : elles sont de la grosseur (ou de la petitesse) d’une poule. Ce sont les dindes de Noël, et nous sommes fin septembre. « Elles vivent autour de 20 semaines, de 140 à 160 jours », soit deux fois plus longtemps que la dinde commerciale. « Elles ont de la place pour bouger, elles vont dans l’herbe, mangent des insectes. Elles fournissent donc une viande plus juteuse, pas sèche. »

Une chair prisée depuis des lustres, et pas seulement par Yves Saint-Vincent, un gourmet qui exige qu’elle soit accompagnée d’atocas (« ma femme est au courant, sinon c’est le divorce »). Ses dindonneaux du Rang nord de la rivière Chicot descendent en ligne droite de diverses espèces sauvages originaires du continent nord-américain et domestiquées il y a au moins 1 500 ans. Leur histoire, comme celle du Canada, est une épopée, explique notre hôte avec un vrai talent de conteur pendant que Maude, la photographe, croque ses volailles. « Les Aztèques recevaient les conquérants espagnols avec de grands repas où trônait la dinde. Les Espagnols, conquis par le goût, frappés par le port altier de ces oiseaux qu’ils n’avaient jamais vus, en ont expédié une centaine à leur roi, qui à son tour en a envoyé au roi de France. Quand la dinde est revenue ici, après des croisements, elle avait une plus grosse poitrine. »

Fabienne Plain, responsable des Fermes Saint-Vincent et gérante des élevages. Arrivée de France à 19 ans pour un stage de quelques mois en agriculture au Québec, elle n’est jamais repartie. C’était il y a 23 ans. « Nous l’avons adoptée », explique Yves Saint-Vincent. À ses côtés, Raphaël, petit-fils du proprio.

Fabienne Plain, responsable des Fermes Saint-Vincent et gérante des élevages. Arrivée de France à 19 ans pour un stage de quelques mois en agriculture au Québec, elle n’est jamais repartie. C’était il y a 23 ans. « Nous l’avons adoptée », explique Yves Saint-Vincent. À ses côtés, Raphaël, petit-fils du proprio.

La légende veut que les premiers colons britanniques, débarqués du Mayflower à l’actuel Cape Cod en novembre 1620, ont survécu au premier hiver grâce aux dindes sauvages, qu’ils ont placées au centre d’un festin l’année suivante, toujours en novembre. Aujourd’hui encore, les Américains célèbrent religieusement la fête de Thanksgiving, et 88 % d’entre eux mangent de la dinde. Plus de 46 millions de ces volatiles y laissent leur peau, moins un : celui que « gracie » la veille le président des États-Unis, selon une autre tradition, inaugurée par John F. Kennedy et remise au goût du jour par George Bush père. La chanceuse, généralement énorme (20 kg), termine sa vie de dinde (de 6 à 10 ans) à Mount Vernon, la résidence-musée de George Washington.

Dans le deuxième enclos où nous entrons et où caquettent des dindes rendues à maturité, aucune n’échappera à son destin : d’ici quelques semaines, elles seront toutes dégustées à l’occasion de l’Action de grâces par des amateurs prêts à y mettre le prix (entre 60 $ et 100 $ la bête). « Les gens passent des commandes pour être sûrs d’en obtenir, dit Yves Saint-Vincent. Ça part comme des p’tits pains, je ne fournis pas, je pourrais en avoir le double. La demande augmente de 20 % par année. »

Notre présence est remarquée. Dérangés dans leur routine, certains oiseaux quittent leur perchoir. Un dindon, reconnaissable à l’excroissance charnue rouge qui lui pend sous la gorge et qu’on appelle caroncule, cherche à capter l’attention de la photographe et lui présente son derrière. « Il fait la roue pour vous, parce que vous l’intéressez », dit le fermier avec humour. Ça fonctionne : clic, clic, le voici immortalisé. Une dinde plus curieuse que les autres s’approche de moi et je commets l’erreur du citadin néophyte. Je pointe le doigt vers son bec en lui disant : « Qu’est-ce que tu veux, toi ? » Clac, elle me mord. Aïe !

Elles sont curieuses, exhibitionnistes, bruyantes et mordantes, vos dindes, Yves, mais comment savoir si elles sont heureuses ? La question lui est souvent posée, et il a sa réponse toute prête : « On le voit par leurs plumes, leur beauté, leur blancheur, leur plaisir d’être vivantes. Ça arrive qu’elles se crêpent le chignon, mais elles ne sont pas hargneuses, elles ont de la place, elles sont bien ensemble. Quand les dindes ne sont pas heureuses, c’est parce qu’elles sont trop entassées et qu’elles ne peuvent plus se voir la face. Elles en viennent à se crever les yeux et même à se cannibaliser. Les dindes, c’est comme les gens, comme vous, Jean-Yves. Vous êtes au courant qu’on fait partie du monde animal, certainement pas du monde végétal. »

Quelques bâtiments sur les vastes terres des Fermes Saint-Vincent.

Quelques bâtiments sur les vastes terres des Fermes Saint-Vincent.

Alors qu’on se dirige vers une autre partie du grand bâtiment, je lui mentionne un article du Web sur une ferme bio de Grande-Bretagne, où il était écrit que, à la mi-décembre, le proprio « transporte doucement les dindes vers l’abattoir local ». De peur de froisser le consommateur qui paie pour avoir bonne conscience, les tenants du bio auraient-ils tendance à tout enjoliver, et à nous prendre, en fin de compte, pour des dindes ? Le sujet de l’abattoir ne rebute pas notre hôte. Ce dur moment à passer pour ses protégées, il fait de son mieux pour qu’elles le vivent, comment dire, humainement. « Elles partent d’ici vivantes. On les prend une à une pour les mettre dans des cages où elles ne seront que quatre alors que la loi permet d’en placer six. Comme ça, elles ne sont pas stressées inutilement. Chaque fois, le vétérinaire de l’abattoir me félicite : “Vos dindes sont propres, impeccables.” »

Nous arrivons à une pièce fermée. Derrière la porte, les tropiques. C’est la pouponnière, surchauffée et humide : une cinquantaine de dindonneaux piaillent dans un enclos. L’un d’eux s’échappe ; j’essaie de l’attraper, il me file entre les doigts. Le patriarche ne participe pas à la chasse : « J’ai des employés qui sont très bons pour ça. À 79 ans, je ne cours plus après les dindes. » Ce sont des bébés avec une histoire. « J’achète les œufs à un jour. Ils n’ont reçu ni traitement ni vaccin. Les propriétaires de couvoir me regardent l’air de dire : “Pauvre misérable, ça va tout mourir, il s’en va avec ses p’tits œufs qui ne survivront pas.” Car dans le monde scientifique d’aujourd’hui, on pense qu’il faut absolument des vaccins et des pilules. » Dans son monde à lui, on pense différemment. « On pourrait nourrir la terre entière en produisant du bio. Ceux qui disent le contraire ont tort. »

Une nouveauté aux Fermes Saint-Vincent : des dindes sauvages.  Elles s’ébattent dehors, sous une volière, protégées des prédateurs  par un fil électrifié.

Une nouveauté aux Fermes Saint-Vincent : des dindes sauvages.
Elles s’ébattent dehors, sous une volière, protégées des prédateurs
par un fil électrifié.

Léger détour chez les dindes sauvages, une nouveauté dont il est bien fier : elles sont quelques dizaines, dehors, gardées sous une volière, car elles volent, et vite en plus. Leur pelage est foncé, leur chair, plus goûteuse (et coûteuse, car l’oiseau vit au moins 45 semaines, et leur aller simple vers l’abattoir est prévu avant Noël). Le tour du propriétaire se clôt dans le bureau du boss. Sur les murs, des photos d’un Yves Saint-Vincent aux cheveux encore bruns mais déjà frisés racontent un demi-siècle de la carrière d’un agriculteur. Il a été aux premières loges pour voir le Québec rural se vider, le fossé entre la ferme et la ville se creuser. « Avant, tout le monde avait un parent ou un ami proche à la campagne ; maintenant, non. »

Du balcon du bureau, près duquel broutent des purs-sangs magnifiques, on voit l’autobus scolaire qui dépose Raphaël, le petit-fils adoré, à la maison ancestrale. « C’est ma relève. Je dis à sa mère de lui répéter tous les jours : “On est-tu ben sur la ferme, on n’a pas besoin de plus, on mange bien, la vie est belle.” On n’est pas riches, on travaille fort, je pourrais me plaindre. Mais quand je regarde mes champs, je suis content. » Ici, il n’y a donc pas que les dindes qui sont heureuses.

Paul Saint-Vincent, fils d’Yves, qui travaille au comptoir des Fermes Saint-Vincent au marché Jean-Talon.

Paul Saint-Vincent, fils d’Yves, qui travaille au comptoir
des Fermes Saint-Vincent au marché Jean-Talon.

Un bec de dinde

Pas besoin de chercher longtemps dans le Web pour trouver des images dérangeantes de dindes américaines entassées par milliers dans des hangars, le bec coupé pour éviter qu’elles ne s’entretuent. La production commerciale, où un élevage peut compter 15 000 têtes et autant de becs, exige certains « accommodements raisonnables », selon Marylène Jutras, porte-parole des Éleveurs de volailles du Québec. « Il faut savoir que les dindons obéissent à une structure hiérarchique et qu’ils peuvent être naturellement agressifs entre eux, dit-elle.

Le bec d’un dindon non épointé ressemble à celui d’un aigle, recourbé et très pointu. Afin de les protéger contre le picage [maladie de certains oiseaux domestiques et autres volailles qui les pousse à se donner mutuellement des coups de bec et à s’arracher les plumes], au Québec, on leur épointe le bec et les ergots à l’aide d’un laser. Cette pratique, effectuée sur les dindonneaux âgés d’un jour, s’apparente à la coupe des ongles chez les humains. La partie du bec qui est épointée repousse lentement au fil des jours, comme un ongle chez l’humain.

On n’oublie jamais sa première dinde

Diane, la femme d’Yves Saint-Vincent, m’avait refilé son truc pour transformer une dinde heureuse en dinde délicieuse : un sac de cuisson Oven Bag. Il me fallait aussi un thermomètre à viande, essentiel. Et, surtout, ne pas trop la cuire, « une erreur que commettent souvent les gens ». Nerveux, j’ai suivi à la lettre les conseils de Diane (beurre pour badigeonner, herbes de Provence pour relever le tout) et les indications du fabricant. J’ai allumé le four (à 350 ºF) et un lampion. Temps de cuisson prévu : entre deux heures et deux heures et demie. Par excès de prudence, j’ai attendu deux heures et trois quarts. Résultat : wow ! Cette dinde était savoureuse, la chair bien goûteuse. Mes collègues au magazine ont aimé aussi. « Un peu trop cuite, peut-être ? » m’a dit Karine, notre coordonnatrice de production. En effet, mais je ferai mieux la prochaine fois.

les grands-parents, Diane et Yves Saint-Vincent, à l’entrée de la maison ancestrale avec Raphaël, 5 ans.

Les grands-parents, Diane et Yves Saint-Vincent,
à l’entrée de la maison ancestrale avec Raphaël, 5 ans.

La dinde québécoise en chiffres

136 : Nombre d’éleveurs (en 2012)
6 : Nombre d’éleveurs biologiques
4 157 713 : Nombre de dindes produites en 2012

La grosse Butterball ? Élevée en Ontario !

Au Canada, la consommation annuelle de dinde est de 4,1 kg par personne (pas de données pour le Québec).

Source : Les éleveurs de volailles du Québec

 

Fraîche, surgelée, imprégnée? Quelques trucs pour choisir sa dinde de Noël.

 

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