Par la grâce de la fiction, et c’est ce qui en fait toute la force par rapport à tant de documentaires, la série télévisée Fugueuse nous aura fait mieux saisir le triste ensorcellement auquel succombent certaines jeunes filles.
Je n’ai pas dit «compris», ce serait réducteur pour toutes les situations particulières que vivent les familles confrontées à de telles histoires. Mais on a mieux distingué les contours du problème.
Et encore, en associant l’ensorcellement aux jeunes filles, je fais un raccourci. C’est un méchant philtre, l’amour! Il peut faire tomber bien des gens, de toutes catégories sociales et de tout âge, dans des relations à sens unique qui les bouffera tout ronds: femmes battues (et parfois des hommes, ce qui reste un tabou), amoureuses comme amoureux arnaqués ou vilement trompés et moqués, et tout autre cas d’abus auquel vous pourrez penser… Tout l’entourage voit le piège, mais pas l’énamourée. Comment est-ce possible?
Fugueuse nous l’a montré, ça se fait avec temps et habileté: littéralement en usant de charme. Avouons qu’au début, nous étions comme Fanny: même comme téléspectatrices prévenues, il n’était pas si clair à nos yeux, le jeu du beau Damien. Et il a fallu du temps pour mesurer l’ampleur du désastre dans lequel s’enfonçait l’adolescente.
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C’est aussi ce qui rend l’histoire si troublante, même en la comparant aux autres abus possibles au nom de l’amour. Elles sont si vulnérables ces jeunes femmes alors que dans la fougue de leur jeunesse, elles sont persuadées du contraire («pousse-toi de là vie ordinaire, le monde m’appartient!»). Et elles se laissent entraîner dans la prostitution et l’exploitation sexuelle avec un tel déni de leur autonomie que tous nos repères féministes prennent le bord. Consentantes, clament-elles, alors qu’on les manipule comme des marionnettes et qu’elles s’emmêlent de plus en plus dans les fils. On coupe ça comment?
Âge oblige, je m’identifiais d’abord aux parents de la belle Fanny, à la grand-mère aussi. Colère, besoin d’explication ou compréhension, aucune de leur réponse n’était la bonne. De même, la famille enveloppante de Fanny couplée aux très désinvoltes et égocentriques parents d’Ariane démontrait bien que la famille modèle qui aurait tué dans l’œuf les effets du philtre maléfique n’a pas encore été inventée. L’humain est humain, toujours pas une mécanique bien huilée.
Les scènes qui m’ont le plus atteinte sont donc celles de l’impuissance de toute une famille face aux frasques d’une jeune fille complètement aveugle aux conséquences collectives de ses gestes. La vie suspendue pour tout le monde, dans un mélange de rage, d’espoir, d’inquiétudes et de désarroi, ce doit être insupportable. Tous dépassés, comme la petite sœur de Fanny qui nous chavirait le cœur.
On sait, même si le phénomène reste sous-estimé, qu’il y a des centaines de Fanny au Québec. Toutefois (et il faut le préciser si on entend lutter convenablement contre le problème), elles sont le plus souvent issues de milieux défavorisés ou de communautés autochtones, quittant leur réserve pour se retrouver exploitées à Montréal.
Dans un document qu’on trouve sur le site du ministère québécois de la Sécurité publique et qui s’intitule Portrait provincial du proxénétisme et de la traite de personnes, il est indiqué qu’on estime, de façon très conservatrice, à 2,6 millions les transactions liées à la prostitution au Québec dans une année. Certaines études avancent par ailleurs que 80 % des femmes du milieu sont soumises à des proxénètes.
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Se basant sur 10 ans de données des services policiers, l’étude ajoute que la moyenne d’âge des victimes identifiées de la prostitution (à 91 % des femmes) est de 20 ans et que 39 % d’entre elles sont mineures – donnée quand même à considérer avec précaution, peut-on lire, car les policiers accordent une attention particulière aux mineures dans ce type d’enquêtes. En même temps, comment ne pas supposer que bien des majeures ont commencé à être exploitées en étant mineures… On entend souvent dire que l’âge moyen d’entrée dans la prostitution est de 14 ans.
Le document sur le site remonte à 2013, mais il n’y a pas de raison de croire que la situation a changé lorsqu’un récent reportage de TVA nous apprend que, dans la seule ville de Québec, de 100 à 125 jeunes prostituées sont actives chaque jour. Victimes (oui, elles sont victimes, non, elles ne travaillent pas) dès lors d’un nombre effarant d’hommes flairant la chair fraîche et d’autres qui empochent.
Dans le document du ministère de la Sécurité publique, il est aussi question de ces derniers. L’âge moyen des proxénètes du Québec identifiés par les services de police est de 32 ans et les quelque 1300 suspects fichés sont loin d’être tous reliés aux gangs de rue.
C’est souvent en raison d’agressions qu’ils finissent par être arrêtés, parfois à la suite de batailles entre eux. Mais le plus souvent, dans plus de 60 % des cas, leur violence est dirigée contre les femmes, victimes de voies de fait, de menaces ou de séquestration, ou de crimes sexuels.
Ce qui étonne vraiment, c’est que, de ce millier d’hommes, peu sont des proxénètes aux activités élargies: 74 % étaient impliqués dans un seul dossier de proxénétisme. Les plus actifs le sont toutefois beaucoup, liés à la moitié des dossiers enregistrés par la police: ce sont eux qui se retrouvent avec les gangs de rue.
Alors ces autres, petits bandits qui souvent trempent dans toutes sortes d’affaires criminelles en plus d’exploiter leur blonde, sont-ils récupérables?
Les études à leur sujet sont rares et livrent de sombres données. Selon une revue de littérature menée par le Service de police de Montréal en 2014, la plupart des proxénètes ont à peine terminé leurs études secondaires, ils n’ont jamais eu d’emploi, ils viennent de milieux difficiles où ils furent abusés, et souvent leur mère était elle-même prostituée. Ils ont néanmoins une haute estime d’eux-mêmes et sont de rusés manipulateurs, dans certains cas jusqu’à la pathologie. Et ils ne sortent pas de ce milieu: on trouve bien moins d’ex-proxénètes que d’anciennes prostituées, précisent les études.
Néanmoins, je m’interroge: n’y a-t-il pas parmi eux quelqu’un qui a parfois un sursaut de conscience? Sont-ils tous des irréductibles ou y a-t-il une faille par où les rejoindre? Et la misère dont ils sont issus, ne faudrait-il pas aussi y travailler pour casser le cycle infernal? Sauver les unes en ignorant les autres ne peut mener qu’à un éternel recommencement.
Vivement une autre fiction pour déconstruire à nouveau l’incompréhensible, mais cette fois du bord de ceux qui font souffrir et qui n’en restent pas moins humains. Et tant qu’il y a de l’humain, il y a de l’espoir, n’est-ce pas?
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Journaliste depuis plus de 30 ans, Josée Boileau a travaillé dans les plus importants médias du Québec, dont au quotidien Le Devoir où elle a été éditorialiste et rédactrice en chef. Aujourd’hui, elle chronique, commente, anime, et signe des livres.
Les opinions émises dans cet article n’engagent que l’auteure et ne reflètent pas nécessairement celles de Châtelaine.