Tête à chapeaux

Devrait-on demander aux gens leurs origines?

S’enquérir des origines de quelqu’un, ce n’est pas tabou, ni raciste ! Du moins tant que ce n’est pas la seule chose qui nous intéresse…

Photo: Maude Chauvin

La première fois que j’ai entendu le slam de Queen KA, poétesse québécoise aux origines tunisiennes, sur les enfants d’immigrants, c’est comme si un silement dont je n’avais pas conscience s’interrompait. Comme si je découvrais le silence apaisant et me rendais soudain compte du bruit sourd qui jusque-là m’habitait. Nous avons, comme elle le dit si justement, le cul entre deux chaises.

La semaine dernière, la plateforme Rad publiait à son tour des témoignages de Québécois portant une double identité, dont Queen KA, Sarahmée Ouellet, Dalila Awada, Mehdi Bousaidan, Karim Ouellet et Richardson Zéphir.

Il se passe quelque chose, me suis-je dit. Nous prenons la parole. Nous prenons la scène et les ondes et, la tête haute, nous défrichons une place plurielle dans l’imaginaire collectif.

Une phrase de Queen KA, prononcée dans le slam et reprise dans la vidéo de Rad, m’a toutefois semblé faire particulièrement réagir les commentateurs : « Je préfèrerais qu’on me demande où je vais, plutôt que de me demander d’où je viens ».

Demander les origines de quelqu’un est-il entré au palmarès des sensibilités de la gauche épidermique? La curiosité est-elle à présent une branche du racisme? Le genre est rendu fluide et les origines taboues! Qu’on m’apporte vite un Sharpie, je sens monter en moi les slogans de manif!

Un instant. (Sur un air connu) Enwèye embarque, ma belle, je t’emmène… en zone grise.

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Étant white passing, c’est-à-dire que ma mère a légué son teint basané seulement à ma sœur (je consulte pour ça), je passe souvent inaperçue comme immigrante, souvent même davantage que ma sœur qui porte un prénom commun et qui est née ici. C’est mon nom qui fait céder le barrage d’interrogations: « C’est de quelle origine, ça, Manal?/T’es née ici?/T’es arrivée à quel âge?/Comment ça se fait que t’as pas d’accent? ».

À la banque, au garage pour un changement de pneu, en faisant une réservation, ce refrain se répète presque systématiquement quand je rencontre de nouvelles personnes. Je ne m’en formalise pas; j’ai l’habitude.  L’échange se déroule en général sans heurts et mène parfois à des discussions intéressantes.

La question est cependant bien plus large.

Il est rare qu’on me demande mon signe astrologique. Et quand ça arrive, je trouve amusant qu’on tente de prêter aux astres un rôle dans mon identité. Ah bon? Je suis plus têtue, distraite ou généreuse parce que je suis née telle date? Fabuleux.

Si toutefois, au quotidien, la première information dont les gens s’enquéraient après mon nom, c’était mon signe astrologique; si, en grand nombre, des gens associaient ma réponse à des préjugés défavorables; si être poisson diminuait de moitié mes chances d’être convoquée en entrevue d’emploi ; si mon signe astrologique était instrumentalisé pendant les campagnes électorales, si j’étais régulièrement réduite à un cliché, mon amusement se dissiperait certainement.

Ceux qui posent la question candidement oublient qu’elle existe en dehors d’eux, sur différents tons, sous différents prétextes, et qu’elle traîne parfois à sa remorque de l’ignorance, de l’intolérance ou de la haine.

Je peux certes rire d’un « T’es marocaine? Ma belle-sœur a marié un Libanais! », mais c’est moins drôle quand une dame refuse de me vendre un miroir sur Kijiji, puis accepte quand je la contacte sous un nom fictif plus commun. C’est moins drôle quand la première chose qu’on me demande sur Tinder, c’est mon origine et ma religion parce que « je sors pas avec des musulmanes, elles veulent nous convertir ». C’est moins drôle quand les critiques de mon travail public, dans mon inbox, se concluent par « si t’es pas contente, retourne dans ton pays ».

Ces expériences négatives, bien que plus courantes dans le climat actuel, demeurent rares. Elles sont néanmoins marquantes, s’inscrivent dans une expérience commune et, additionnées à toutes les questions bienveillantes mais redondantes, peuvent causer un sentiment de lassitude. Insidieusement, à toujours être ramené à ses racines, on finit par se sentir étranger chez soi.

Non, il n’est pas raciste de s’enquérir des origines de quelqu’un. La question n’est pas à proscrire, ni taboue. La plupart des gens sont fiers de partager leur héritage. Est-il pour autant normal que la question des origines soit posée si souvent, si rapidement, dans tous les contextes, aux mêmes personnes, avec l’attente implicite d’une réponse complète et courtoise? L’on devrait pouvoir parler de ces choses-là sans polariser la question.

Si certains voient dans cette phrase de la slammeuse Queen KA un rejet de la curiosité et de la bienveillance, j’y vois pour ma part un appel à s’intéresser au moins autant au chemin que l’on défriche qu’à celui que l’on a parcouru. J’y vois un rappel qu’à trop fouiller sous terre, on oublie que l’apport des racines s’observe surtout dans le feuillage qu’elles ont nourri de leur sève.

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Manal est chroniqueuse, conférencière, procrastinatrice et aime se dire «ironiste» de profession. Elle nous livre chaque mois des réflexions tout en humour et en humeurs sur les aléas de la vie d’une femme moderne.

Les opinions émises dans cet article n’engagent que l’auteure et ne reflètent pas nécessairement celles de Châtelaine.

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