C’était quand même tout un événement que cette marche de la jeunesse à Washington, réclamant un véritable contrôle des armes à feu. Marchons pour nos vies (March for Our Lives), disait le slogan. Y avait-il la foule espérée? La journaliste en moi voulait le voir, même à 13 h un beau samedi.
… à 14 h, j’y étais encore. Et j’ai continué, filant jusqu’à la toute fin de cette rencontre exceptionnelle entre des jeunes… et des jeunes. Car ce que nous avions devant les yeux, c’était exactement cela: la bouleversante communion d’une génération qui sait qu’elle vit sous une menace qui lui est particulière, soit la crainte de mourir quand on est à l’école. Jamais cette peur n’a été vécue par leurs aînés. Pire, on ne se soucie pas de les protéger. Il est donc temps qu’ils s’occupent de leurs affaires puisque c’est leur survie à eux qui est en jeu.
Les grandes marches pour de grandes causes viennent naturellement avec des frissons, mais samedi s’y ajoutait un tel sentiment d’authenticité…
Sur scène, les accents de colère de jeunes garçons survivants de la fusillade du 14 février à Parkland, en Floride, comme celle de jeunes Noirs de Chicago étaient sincères. L’espoir soulevé par Yolande Renee King, la petite-fille de Martin Luther King, qui a repris le «Je fais un rêve» de son célèbre grand-père, avait une vraie résonance dans la bouche de cette enfant de neuf ans qui, comme les autres, sait que l’école n’est plus un sanctuaire.
Il était approprié que Miley Cyrus, idole depuis longtemps de cette jeunesse qui l’a connue enfant, reprenne sa chanson d’espoir The Climb que toute la foule a entonné avec elle. Juste que Ariana Grande y soit aussi, parce que l’attentat survenu lors de son spectacle l’an dernier à Manchester, au Royaume-Uni, est indissociable de la peur ressentie. Indispensable que Jennifer Huston chante à son tour, elle dont la mère, le frère et le neveu ont été assassinés.
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Mais il était encore plus touchant d’entendre deux adolescentes de la Marjory Stoneman Douglas High School de Parkland interpréter avec aplomb, comme des pros, la chanson composée pour leurs camarades assassinés.
Et nous étions hors de tout cynisme quand, avec une détermination qui prenait au coeur, Samantha Fuentes, blessée à Parkland, si émue sur scène qu’elle a eu un malaise, a fini par faire chanter Happy Birthday à la foule en l’honneur de Nicolas Dworet, tué à Parkland et qui aurait eu 18 ans samedi.
Surtout, nous avons compris à quel point le moment était à part, historique, quand Emma Gonzalez a osé le silence, sans prévenir, pendant plus de quatre longues minutes. Insensible aux réactions de la foule et des gens autour d’elle, regardant droit devant, fermant parfois les yeux, les larmes coulant sur ses joues, toute concentrée sur ce qui lui semblait juste de faire. Elle nous en aura finalement donné la clé. Son moment sur scène était chronométré afin qu’il dure exactement les six minutes et 20 secondes de la fusillade à son école de Parkland. Ce fut, de fait, de très longues minutes.
Sans oublier la foule, à fleur de peau, dont on percevait la peine, la colère mais aussi l’espoir. Quelle force se dégageait là, notamment de la part de jeunes femmes inspirantes – car dans cet événement, l’égalité allait de soi et ça faisait plaisir à voir.
Que la jeunesse soit plus articulée et conscientisée que ce que l’on en raconte, c’est vrai de tout temps. Tant pis pour les aînés s’ils préfèrent le sous-estimer! Mais il y avait autre chose qui rendait si particulières la manifestation de Washington et les centaines de grandes marches qui ont eu cours aux Etats-Unis samedi.
Autrefois, on envoyait les jeunes garçons se faire tuer à la guerre. Dans les années 1960, la jeunesse américaine en a eu assez de servir de chair à canon pour le Vietnam et ses protestations ont eu raison de la conscription. La guerre serait l’affaire de troupes professionnelles – ce qui est le cas dans tous les pays développés.
Et pourtant, c’est encore une guerre imposée qui tue aux États-Unis. Sauf qu’elle a cours au pays, au nom d’une interprétation archaïque de la Constitution et elle vise les siens. Les jeunes vont étudier, danser, s’amuser en sachant qu’ils peuvent être frappés à tout moment – et dans les quartiers les plus défavorisés, là où la population noire est concentrée, c’est la rue elle-même qui représente le danger. (Les Noirs comptent pour 57 % des victimes d’homicides causés par des armes à feu aux États-Unis alors qu’ils représentent 14 % de la population.)
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Très tôt, ça devient un réflexe. À l’école, ils apprennent tous à plonger sous les pupitres et à bloquer les portes pour échapper à un tireur! Et il le faut: aux États-Unis, depuis la tuerie de Columbine en 1999, 187 000 enfants de niveau primaire et secondaire ont vu une fusillade durant leurs cours, selon une analyse du Washington Post! Par ailleurs, les deux tiers des quelque 11 000 personnes par année tuées par armes à feu sont âgées entre 15 et 34 ans.
Et pendant que ces jeunes émergent de cette guerre sans fin en étant traumatisés, blessés ou tués, les politiciens ergotent, la population se divise sur l’ampleur du contrôle à mettre en place et la NRA continue son lobby pro-armes sans être le moindrement ébranlée. Les années passent, les morts s’accumulent mais rien ne bouge.
Est donc venu le temps de la révolte face à cette conscription des temps modernes. Filles et garçons de toutes couleurs et de toutes classes sociales, ils portent désormais leurs blessures en étendard en promettant que leur lutte durera, qu’ils ne baisseront pas les bras. Leur rage est vraie, elle est dans leur chair.
Les aînés disent déjà «ben voyons, on a déjà essayé!», «ben voyons, les partisans de la NRA vont vous avoir à l’argent, à l’usure»,… tout en espérant se tromper. Tout à coup que là, vraiment…
Vu d’ici, en tout cas, la cause est entendue : la force du lobby voué aux armes n’a aucun sens. Québécois, Canadiens, on ne s’y reconnaît pas. Et pourtant, vu Poly, vu Dawson, nous savons que les tueries n’arrivent pas qu’aux autres. Le contrôle des armes doit donc aller de soi, et si la situation ici n’a rien à voir avec ce qui sévit de l’autre côté de la frontière, il faut toujours veiller à ne rien céder.
Et espérer qu’un jour, on trouvera ahurissant qu’il y ait eu pendant un très long moment des débats et des manifs dans un pays démocratique pour simplement réclamer de pouvoir fréquenter l’école sans courir le risque de s’y faire tuer.
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Journaliste depuis plus de 30 ans, Josée Boileau a travaillé dans les plus importants médias du Québec, dont au quotidien Le Devoir où elle a été éditorialiste et rédactrice en chef. Aujourd’hui, elle chronique, commente, anime, et signe des livres.
Les opinions émises dans cet article n’engagent que l’auteure et ne reflètent pas nécessairement celles de Châtelaine.