Opinions

La discrimination a de nouveaux visages

C’est une bien curieuse histoire qui m’a accroché l’œil à la fin janvier. Un médecin ontarien venait de démissionner en raison d’allégations de discrimination: jamais, en 16 ans comme directeur des urgences, il n’avait embauché de femmes médecins!

Photo: jacoblund / iStock.com

J’ai cru au départ avoir lu trop vite. Et pourtant non. L’article du Globe and Mail était même le suivi d’une enquête fouillée publiée par le quotidien à la mi-décembre. Dans la folie précédant le temps des fêtes, elle m’avait échappée.

Ce médecin est une célébrité dans son domaine. Le docteur Marko Duic a développé des manières de faire qui accélèrent le traitement des patients à l’urgence, donc diminuent les listes d’attente. En Ontario, administrateurs et ministère de la Santé ne tarissent pas d’éloges à son endroit – d’autant que ses pratiques ont valu de gros bonis de performance aux hôpitaux qui lui sont associés! Il est invité partout pour expliquer son système.

Le Dr Duic a d’abord dirigé les services d’urgence d’un grand hôpital de Toronto, le St. Joseph Health Center, puis s’est retrouvé à la tête de l’urgence du Southlake Regional Health Centre, à 50 kilomètres plus au nord – tout en restant en lien avec le St. Joseph. Les deux endroits accueillent des étudiants en médecine de l’Université de Toronto. On ne parle donc pas de recoins perdus, mais de la métropole canadienne!

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Or jamais, comme directeur, soit depuis 2002, le Dr Duic n’a embauché de femmes. Jamais. Dans la même période, il a embauché 23 hommes.

D’ailleurs, au Southlake Regional Health Centre, on trouvait 30 médecins hommes à l’urgence mais aucune femme – une improbabilité statistique vu le nombre de diplômées, a affirmé au Globe and Mail le président de l’Association canadienne des médecins d’urgence. (Deux femmes médecins viennent d’être embauchées, suite au travail du Globe.)

Pis encore, le docteur Duic a toujours refusé de former des femmes. Il s’entoure strictement d’étudiants masculins – et les quelques fois où il a dû œuvrer aux côtés d’étudiantes, il les traitait avec mépris, selon plusieurs témoignages.

Je croyais ce type de dinosaures disparu, d’autant que l’homme, à 60 ans, a vécu la révolution féministe. On parle aussi de quelqu’un de scolarisé qui œuvre dans un secteur qui s’est massivement féminisé ces dernières décennies. Il y a de quoi être choquée!

Mais l’intérêt de l’affaire va au-delà de ce triste individu, et c’est autrement plus dérangeant.

Ça fait des années que ça murmure dans le dos du Dr Duic. Pas à haute voix, car monsieur a le bras long. Gare à qui le critiquera! Ça vaut tant pour son attitude que pour ses pratiques douteuses de gestion (qui sont aussi présentement dénoncées, nous apprend le Globe).

Sauf qu’il y a quelques mois, des femmes médecins se sont mises à parler de son cas dans un groupe fermé sur Facebook. Huit d’entre elles ont décidé de bouger: elles ont comparé les deux hôpitaux associés au Dr Duic et 28 autres services d’urgence en Ontario. Le déséquilibre des sexes était tel qu’elles ont embauché un avocat afin de formellement porter plainte pour discrimination, tout en restant anonymes par crainte des représailles.

Leur plainte a mis en lumière à quel point les institutions ont ignoré les rumeurs qui couraient depuis longtemps. Vu la requête de l’avocat, celles-ci ont finalement mené des enquêtes internes. Conclusion: aucune preuve solide de discrimination n’a été trouvée, ont dit hôpitaux et université.

En fait, ces enquêtes sont restées en surface, demandant par exemple aux étudiants supervisés par le Dr Duic s’ils le trouvaient biaisé. Or comme il ne supervise pas de femmes, aucune n’a pu se plaindre!

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Ce refus d’entendre des voix féminines pourtant nombreuses, si courant dans les dossiers de harcèlement sexuel ou d’agressions, trouve donc une nouvelle application. Mais le scénario ne varie pas: il ne faut pas importuner la star, surtout si elle rapporte de l’argent – beaucoup d’argent. À ces hommes-là, on passe tout.

En face, on trouve des femmes, tenues de se regrouper pour être crédibles et qui craignent, avec raison, que dénoncer se retourne contre elles. Et ce, même dans un domaine aussi féminisé que celui de la santé.

Je ne m’y fais toujours pas.

Mais un autre point, inattendu celui-là, m’a troublée.

Au Southlake, le Dr Steven Beatty qui dirige le personnel de l’hôpital a défendu le Dr Duic – d’abord en faisant valoir que selon ce dernier (oui, c’est à lui qu’on s’est fié!), ce sont les femmes qui refusent les postes (pfffttt…).

Mais le Dr Beatty a ajouté autre chose.

Répondant par écrit à l’avocat des plaignantes, il a indiqué qu’en 2018, il faut arrêter de limiter la discrimination à une base sexuelle. La diversité est bien plus large de nos jours! Or aux urgences de son hôpital, il y a des médecins de différents âges, races et orientation sexuelle – ce qui correspond aux normes sociales actuelles en matière de diversité, a-t-il précisé.

Tiens-toi madame! Se plaindre de discrimination selon le sexe, c’est dépassé!

Je me pinçais. Un patron a pu sérieusement se livrer à un raisonnement pareil, en se réclamant en plus d’un consensus social? Dans quoi venons-nous de sombrer: ni hommes, ni femmes, seulement des individus indifférenciés selon le sexe, mais pouvant réclamer leur différence selon tout le reste? Vraiment?

Vu les articles du Globe and Mail, le Dr Duic a remis sa démission comme chef de département, tout en continuant de pratiquer et d’enseigner. Une enquête indépendante est toutefois en cours à son sujet. Bien fait pour lui.

Mais mon petit doigt me dit que la discrimination envers les femmes est loin d’être terminée. Au contraire, elle est partie pour prendre de nouveaux tours, bien pernicieux.

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Journaliste depuis plus de 30 ans, Josée Boileau a travaillé dans les plus importants médias du Québec, dont au quotidien Le Devoiroù elle a été éditorialiste et rédactrice en chef. Aujourd’hui, elle chronique, commente, anime, et signe des livres.

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