On parle beaucoup de dépendance affective, ce mal qui rend une personne accro à une autre, ou aux autres, ou à l’amour. Conséquemment peut-être, la quête d’une totale indépendance affective est surestimée, voire encensée. Pourtant, cette dernière est tout aussi redoutable que son opposée : elle paralyse les êtres qui ont une peur bleue d’aimer et de se sentir pleinement vivants. Cette peur incite à saboter tout engagement malgré des sentiments qui, parfois, ne demandent qu’à prendre racine et à s’épanouir.
En fait, la dépendance affective a bon dos depuis une vingtaine d’années. On en parle à tort et à travers, toujours de façon négative : pourtant, une saine dépendance est nécessaire au développement et au maintien du projet amoureux. On traite à qui mieux mieux de DADA (Dépendant Affectif ou Désespérément Accro) son copain, sa collègue, sa coloc, quand on ne s’autoproclame pas membre de la confrérie des sangsues. Si bien que j’ai parfois l’impression que c’est dans l’air du temps de se laisser convaincre qu’on est toutes boulimiques d’affection.
Attention, je ne nie pas que le mal existe. Je l’ai trop souvent rencontré, hélas ! chez des jeunes filles et femmes n’existant que par leur reflet dans la prunelle du mâle, se liquéfiant si le coup de fil du bien-aimé, prévu à 19 h, se faisait encore attendre à 19 h 5… La personne atteinte de cette peste émotionnelle, résultat de carences affectives importantes au cours du développement, tente compulsivement de combler sa béance : elle adopte des comportements de peur et d’obsession, et manifeste un appétit d’ogresse pour les marques d’attention.
Pour expliquer ce fonctionnement pathologique, une image : c’est comme un verre en styromousse, préalablement perforé, qu’on tenterait de remplir d’eau. Évidemment, le liquide passe tout droit et le verre reste vide. La métaphore est limpide : le contenant percé symbolise la personne pleine de manques et l’eau, la nourriture affective qu’elle n’arrive pas à retenir. Le mari, l’amante ou n’importe quel être significatif aura beau donner, remplir, gaver la personne malade de gestes affectueux et d’attentions, cette dernière en redemande puisqu’elle ne conserve aucun nutriment et éprouve toujours une sensation de vide.
En fait, c’est simple : le dépendant affectif tire sa valeur de l’autre, comme le zéro reçoit la sienne du chiffre qui le précède.
L’indépendance affective aussi peut être nocive : je ne fais pas ici référence à la saine autonomie identitaire, cet état abouti (mais flexible) de celui ou celle qui jouit d’une solide estime de soi, sans besoins névrotiques de gratifications extérieures et d’applaudissements. Je pense plutôt à ce virus contaminant une large part de la population, gonflée de pseudosuffisance émotionnelle, blindée derrière une armure protectrice. Ces froussardes sentimentales ou poltrons de l’engagement s’empêchent de s’attacher autrement que superficiellement de manière à pouvoir se délier aisément et, surtout, à ne jamais éprouver le manque de l’autre.
À titre d’exemple, ce témoignage tiré du forum d’échanges médicaux Atoute.org : « Je me suis très vite détaché de la femme dont j’étais amoureux et à laquelle je croyais être vraiment très attaché. Dès qu’elle m’a dit qu’elle ne se voyait pas avec moi et qu’elle n’était pas prête, d’un coup, je me suis senti libéré d’elle. Pas de douleur, pas de manque. Comment interpréter mon indifférence soudaine ? Indépendance affective témoignant d’une bonne estime de moi-même puisque je ne me sens pas diminué par cette séparation ? Ou, ce que je redoute (car je pensais avoir dépassé ce stade), une cuirasse protectrice m’a-t-elle empêché de m’attacher réellement ? »
C’est du délire de croire qu’une indépendance affective saine se traduit par l’aptitude à l’indifférence. On a beau être solide et autonome, quand on aime une personne, on a forcément besoin d’elle ! C’est un leurre aussi de penser qu’une relation amoureuse (ou même une relation amicale) puisse être dénuée de toute dépendance. Accueillir l’autre et s’ouvrir à lui en bridant tout développement émotionnel, c’est une attitude carrément paradoxale, pleine d’ambivalence, menant droit à la schizophrénie ! C’est comme si, quand on allait au cinéma, pour s’assurer de ne pas se laisser prendre par l’histoire (ne pas avoir peur, ou rire, ou pleurer), on se vissait les écouteurs de son iPod sur les oreilles.
Un couple dont l’un des partenaires est un dépendant affectif maladif finira par s’effondrer de souffrance. Un couple dont l’un des partenaires est maladivement indépendant affectif ne pourra se tricoter une histoire et traverser le temps.
Entre ces deux situations malsaines, il y a l’état désiré d’interdépendance affective.
Une certaine dépendance affective est nécessaire à la construction d’un lien amoureux et érotique, dense et solide. C’est de la réunion, féconde, de deux dépendances affectives saines (ou de deux indépendances affectives saines) que naîtra l’interdépendance affective relationnelle.
La tendresse, la disponibilité (à soi et à l’autre), la complicité, la solidarité, la confiance, les liens privilégiés s’épanouissent chez les interdépendants affectifs. La pérennité de l’amour et du couple réside dans ces rapports lucides, conscients, libres.
Dans l’interdépendance affective, l’un n’est pas la propriété ni le propriétaire de l’autre. Le regard de l’un ne met pas l’autre au monde : il le rend plus vivant. Ni lui ni elle n’ont besoin de l’autorisation de l’autre : son avis compte. Pourquoi le couple Obama exerce-t-il une telle fascination sur tous ? Parce qu’il fait la preuve, une preuve à la fois chaude et rafraîchissante, que l’interdépendance affective n’est ni un engloutissement par l’autre, ni un blindage contre l’autre.
Au-delà du fait qu’il réunit deux individus à part entière, solides et autonomes l’un sans l’autre, il nous fait bien sentir que ces deux personnes, réunies, sont « plus » que séparément.