Il m’arrive parfois, au beau milieu de la nuit, de rester les yeux ouverts et de me demander ce qui arriverait si… je perdais mon travail, si mon chum cessait de m’aimer ou si les vieilles briques de ma maison tombaient sur la tête des passants. Je suis anxieuse. Pourtant, lorsque j’étais enfant, rien ne m’agaçait plus que les sempiternelles inquiétudes de ma mère : les microbes, les accidents, les prédateurs sexuels. Je me disais que moi, plus tard, je n’aurais peur de rien. Hélas, une fois devenue adulte, j’ai dû me rendre à l’évidence : j’avais hérité de ce trait maternel. Les spécialistes pensent en effet qu’il y aurait une composante héréditaire dans la manie de se ronger les sangs. Mais l’éducation joue aussi un rôle. Cependant, tous les psychologues le disent, l’anxiété est un formidable outil de survie. Elle permet d’anticiper le danger et de se préparer en conséquence. « Si votre entreprise abolit des emplois ou si votre mari “oublie” de rentrer à la maison, vous avez raison de vous faire du souci, me dit le psychiatre Pierre Bleau du Centre universitaire de santé McGill. L’anxiété vous poussera à trouver des solutions. » Le problème, c’est que, chez certaines personnes, ce mécanisme de protection devient hypersensible. Elles se mettent à imaginer ce qui arriverait si… l’avion s’écrasait, la maison brûlait ou la présentation PowerPoint était complètement ratée.
Les femmes se tracassent plus que les hommes – c’est connu – sans que les chercheurs puissent expliquer pourquoi. Une histoire d’hormones féminines ? On ne sait pas. Mais il y a autre chose, dit le psychologue Claude Bélanger, auteur de Stress et anxiété – Votre guide de survie : « S’inquiéter pour ses proches est un comportement socialement désirable pour une femme. Se faire du souci pour quelqu’un signifie qu’on l’aime. La mère de famille s’inquiète donc pour ses enfants, ses parents, ses amis. C’est un comportement qu’elle a appris de sa propre mère. »
Dans Ces femmes qui s’en font trop (Caractère), l’auteure Holly Hazlett-Stevens affirme que le sujet d’inquiétude le plus répandu – même quand on ne souffre pas d’un trouble de l’anxiété – reste les relations interpersonnelles et sociales. Et que ces inquiétudes portent le plus souvent sur la peur du rejet ou la désapprobation.
Je ne suis donc pas la seule à me faire du mauvais sang. Pourtant, quand j’ai invité mes amies à témoigner pour cet article, aucune n’a voulu le faire à visage découvert. Dans cette ère de sports extrêmes, être anxieuse, c’est être une looser. Les âmes peureuses préfèrent donc conserver l’anonymat.
Pourtant, mes copines sont braves. Certaines élèvent seules leurs enfants. D’autres conjuguent vie maritale, rejetons et travail, publient des livres ou montent sur scène. Quelques-unes osent quitter un conjoint avec qui elles ne sont plus heureuses à un âge où les femmes ont moins de chances de se remarier que d’être victimes d’un attentat. Toutes portent le monde sur leurs épaules.
Mais, le soir venu, elles me téléphonent et me disent : « J’ai une crampe à l’ovaire droit. Je sens que c’est le cancer. » Comme la mauvaise herbe à travers le ciment, l’anxiété réussit à se faufiler par une brèche. « Les femmes sont très performantes, ajoute Claude Bélanger. Elles obtiennent de bonnes notes à l’école, sont consciencieuses et travaillent dur. Mais on leur a appris à plaire. Il faut qu’elles soient “bonnes” pour qu’on les aime. Au moindre échec, elles se remettent en question. » Les anxieuses voient la réalité à travers des lunettes déformantes que les psychologues appellent « distorsions cognitives ». Ces lunettes amplifient les dangers et minimisent les ressources pour y faire face. Le moindre bobo se transforme en cancer incurable et le retard de l’ado, en enlèvement.
L’anxiété serait une sorte d’« allergie » à l’incertitude. C’est ce que démontrent les recherches de Michel Dugas, psychologue à la Clinique des troubles anxieux de l’Hôpital du Sacré-Cœur, à Montréal. « Dès que les choses ne sont pas certaines à 100 %, les anxieuses s’inquiètent. Elles demandent sans cesse à leur conjoint s’il les aime. Elles courent d’un médecin à l’autre pour s’assurer qu’elles ne sont pas malades. Même si tout va bien, elles angoissent et craignent que cela ne dure pas. »
« Le changement leur fait peur, ajoute Amélie Seidah, psychologue et chercheure au même hôpital. Or, s’il y a quelque chose de certain dans la vie, c’est bien le changement. Elles ont de la difficulté à prendre des décisions, par crainte de se tromper. »
Étrange, mais vrai : comme la plupart des désastres appréhendés ne se produisent jamais, les anxieuses en déduisent que leur inquiétude les protège. Elles finissent par croire que si elles cessent de se faire du souci, l’autobus va tomber dans le ravin et le maniaque sexuel va sortir du bois.
Je n’ai pas peur des maniaques sexuels. Par contre, je ne dors jamais en avion, préférant rester à l’affût du moindre bruit suspect, au cas où l’équipage n’entendrait rien. Si je lâche prise et que je m’assoupis, le 747 qui me transporte au-dessus de l’océan risque d’avoir un problème technique. Il tient dans les airs grâce à ma vigilance…
Que penser des antidépresseurs (Prozac, Paxil, Zoloft…) pour traiter le trouble d’anxiété généralisée ? « Ils sont efficaces à court terme, répond le docteur Pierre Bleau. Mais si on cesse de les prendre, l’anxiété tend à réapparaître. La psychothérapie donne de meilleurs résultats à long terme, car elle enseigne à aborder la vie d’une façon différente. » Une autre classe de médicaments plus ancienne, les benzodiazépines (Ativan, Valium), est encore utilisée. « Très puissants, ils peuvent engendrer une dépendance. » Attention !
Le docteur Pierre Bleau a souvent observé un tel comportement chez ses patientes. « Je me souviens d’une mère de famille qui, de la fenêtre, surveillait son fils tous les jours pendant qu’il grimpait dans l’autobus scolaire. Elle était convaincue que le regarder partir le protégeait d’un accident. En réalité, elle était bien trop loin de la route pour empêcher quoi que ce soit. »
Michel Dugas me fait part d’une découverte encore plus surprenante : au fond d’elles-mêmes, les éternelles angoissées sont convaincues que leur travers fait d’elles de meilleures personnes ! « Si on est quelqu’un de bien, on va s’inquiéter pour les gens qu’on aime. Si on ne le fait pas, on est égoïste et sans-cœur. »
Voilà le nœud du problème ! Sous la banquise de l’anxiété coule une rivière de culpabilité. Après avoir été une ado difficile et égocentrique, je suis devenue une Mère Teresa. Je me soucie de mes parents, de mes amis et de leurs amis, mais aussi des chats qui traînent dans la rue…
Longtemps, les psychologues et les psychiatres ont prétendu que l’inquiétude excessive était due à une névrose. Mais, depuis le milieu des années 1980, on parle plutôt d’un trouble d’anxiété généralisée, qui touche de 5 % à 6 % de la population, et deux fois plus de femmes que d’hommes.
Comment savoir toutefois si on est seulement de nature inquiète ou si on souffre d’un trouble d’anxiété ? « Difficile à départager, répond Michel Dugas. La frontière entre l’inquiétude normale et excessive peut être floue. » Un indice : l’anxiété généralisée est souvent accompagnée de symptômes physiques (tension musculaire, maux de dos et de cou, troubles du sommeil).
TEST
Anxiété normale ou excessive ?
Plus on répond « oui » aux questions qui suivent, plus on risque d’être atteinte d’un trouble d’anxiété généralisée. Mieux vaut alors consulter.
Au cours des six derniers mois, j’étais inquiète…
… au moins la moitié du temps, chaque jour
… pendant que je vaquais à mes activités quotidiennes
… et je pouvais difficilement me distraire
… d’une manière écrasante
… en imaginant les pires situations
… d’une manière qui me rendait agitée ou irritable
… d’une manière qui m’empêchait de me concentrer
… d’une manière qui me donnait des maux de tête ou des douleurs musculaires
… d’une manière qui m’épuisait et troublait mon sommeil
Adapté d’une présentation sur l’anxiété par la docteure Marie-Josée Filteau, de la Clinique Marie-Fitzbach, à Québec.
Si on est rongée par l’inquiétude, devrait-on consulter un psy ? Cela dépend du degré d’inconfort, répondent les spécialistes. Certaines natures tourmentées s’accommodent de leur anxiété. Mais si la détresse serre le cœur, si les angoisses paralysent – on refuse une promotion de peur de ne pas être à la hauteur –, chercher de l’aide peut permettre de mieux profiter de la vie.
D’autant plus que des traitements existent. Ainsi, la psychothérapie cognitive-comportementale (qui travaille sur les pensées, les croyances et les comportements) a fait ses preuves. « Nous tentons de faire comprendre à nos patientes qu’il n’existe aucune garantie contre le malheur, dit Michel Dugas. Que personne ne sait s’il va conserver son emploi ou si son conjoint va l’aimer toute la vie. Par contre, nous pouvons les aider à augmenter leur tolérance à l’incertitude. » Et ça marche. De 12 à 16 rencontres avec un psychologue donnent de très bons résultats, avec un taux de succès de 70 % à 77 %. Inutile alors de remonter jusqu’à son enfance pour tenter de calmer ses angoisses. On peut apprendre à gérer soi-même son anxiété en quelques mois.
Comment ? Le psychologue Claude Bélanger propose quelques pistes. Quand on se sent comme un hamster pédalant dans sa cage, on se demande d’abord si ses craintes sont justifiées. Est-ce que je monte tout ça en épingle ? Est-ce que j’amplifie le danger ? Est-ce que je me sens responsable de tout ?
Imaginons que l’inquiétude soit fondée. On dresse alors la liste complète des solutions possibles au problème. Ensuite, on les évalue en les classant de la meilleure à la pire. Puis on décide d’un plan d’action, en ne conservant que les deux meilleures propositions. La règle d’or : passer à l’action au lieu de se tracasser. Se faire du souci ne donne rien ; c’est agir qui donne des résultats.
D’ailleurs, les spécialistes ont remarqué que la plupart des anxieux éprouvent de la difficulté à résoudre les problèmes auxquels ils font face. « Leurs capacités ne sont pas en cause, explique Guylaine Côté, psychologue à l’Université de Sherbrooke. Mais leur pessimisme et leur sentiment de ne pas être à la hauteur viennent tout gâcher. »
Changer ses façons de faire peut aussi abaisser le niveau d’anxiété. Un exemple : si j’apprends à refuser des responsabilités sans me sentir coupable, je serai moins anxieuse parce que je ne serai pas écrasée sous une montagne de travail.
Par contre, si on ne peut pas améliorer les choses, des méthodes de relaxation, la pratique d’un sport ou le yoga peuvent aider. « Mais au bout du compte, si rien ne se règle, il faut lâcher prise, conclut Claude Bélanger, cesser de se torturer à propos d’un problème qu’on ne peut pas résoudre. »
Ces conseils sont moins simplistes qu’ils n’en ont l’air. L’important, c’est de faire de petits pas, chaque jour… En ce qui me concerne, dresser une liste des solutions possibles donne des résultats. Au lieu de me tracasser, je me concentre sur ce que je peux faire. Je ne deviendrai jamais zen, on ne se refait pas. Mais je progresse.