Psychologie

Le déni de grossesse

Été 2006, le Français Jean-Louis Courjault découvre dans son congélateur des cadavres de nouveau-nés. Une longue enquête et des prélèvements d’ADN plus tard, la vérité éclate : sa femme, Véronique, avait eu trois grossesses à son insu.

Derrière ce fait divers exceptionnel se cache un trouble psychique étonnant : le déni de grossesse – ou comment des femmes peuvent être enceintes sans en avoir conscience. Aujourd’hui, alors que le procès va démarrer, le corps médical commence à prendre ce trouble au sérieux.

Le soir du Nouvel An 2007, une étudiante infirmière ressent des symptômes étranges. « Maux de dos extrêmes, céphalée, perte de conscience. Bastien, mon petit ami, aussi étudiant infirmier, pense à des coliques néphrétiques. Je suis transportée aux urgences. Un médecin m’examine : “Mademoiselle, vous êtes à terme !” »

Et c’est ainsi que la jeune femme se retrouve propulsée maman d’un nourrisson en pleine forme. « Étudier l’anatomie, la sémiologie, la bio et ne pas se savoir enceinte… cherchez la logique. Je m’en suis longtemps voulu d’avoir loupé tout ça, de ne pas avoir senti bouger mon bébé, de ne pas avoir préparé avec soin sa chambre et ses petites affaires… » Des témoignages comme celui-ci, il en existe plusieurs dizaines sur le site Internet de l’Association française pour la reconnaissance du déni de grossesse (AFRDG). De tous les âges, toutes catégories sociales confondues. Certaines femmes sont déjà mères, d’autres ont connu plusieurs tentatives infructueuses de fécondation in vitro. Autant d’histoires différentes, des symptômes pourtant étrangement similaires : pertes de sang régulières, parfois liées à la prise de la pilule. Aucune nausée. Un fœtus qui ne bouge pas ou si peu que la mère interprète cela comme des gaz. Un ventre plat : étrangement, le bébé joue le jeu et s’allonge le long de la colonne ou se camoufle tout en haut de la cavité utérine derrière les côtes. Si le déni est éliminé en cours de route, il reprendra alors sa position et quelques jours suffiront, parfois quelques heures, pour que les signes de grossesse deviennent évidents et que le ventre prenne sa rondeur normale.

Un nouveau cas de grossesse « invisible » à lire, dans Le Figaro.fr.

Dans le meilleur des cas, le déni est partiel et repéré au bout de quelques mois par un médecin. La future maman peut alors s’investir dans sa grossesse les dernières semaines. Mais dans les cas les plus extrêmes, la femme pense souffrir d’une gastroentérite ou d’une infection urinaire et se retrouve à accoucher dans la cuvette des toilettes. Le traumatisme est au-delà de l’imaginable et les risques pour l’enfant sont immenses.

« Certaines, sous le choc, ne se rendent même pas compte qu’il s’agit d’un bébé et elles le laissent. Faute de soins, l’enfant décède. D’autres, terrifiées, souhaitent le faire taire et l’étouffent sans avoir conscience de ce qu’elles font, explique le docteur Félix Navarro, fondateur de l’AFRDG. Très souvent, cela se termine à l’hôpital car, inconscientes de l’accouchement, elles ont poussé trop tôt, déchirant tout, ou bien le placenta a été arraché. Elles sont alors victimes d’une grave hémorragie. Et c’est aidées par le personnel hospitalier qu’elles prennent conscience de ce qui vient d’arriver. »

La journaliste médicale Gaëlle Guernalec-Levy a longtemps enquêté sur le phénomène. Elle relate le cas de Cécile, qui, dans un état second, dépose son nouveau-né dans un sac sur le trottoir. Une fois à l’hôpital, elle réclame son enfant. Quand on le découvre, celui-ci est en hypothermie, mais vivant. Cécile l’élève alors le plus normalement du monde, avec amour, mais se retrouve malgré tout en prison pour tentative de meurtre.

Heureusement, toutes les histoires de déni de grossesse massif, c’est-à-dire jusqu’au terme, ne se terminent pas mal. « À partir du moment où elles ne sont pas seules, on peut éviter le pire, précise le docteur Navarro. J’ai le souvenir d’une femme qui, lorsqu’elle a vu son bébé, a dit : “Oui, c’est mon bébé, il est à moi.” Pour d’autres, cela prend un peu plus de temps mais, dans l’ensemble, une fois le déni levé, les choses rentrent dans l’ordre. »

Si, dans une grossesse nerveuse, la tête est enceinte mais pas le corps, dans le déni, le corps attend un bébé mais pas la tête. Le processus reste encore difficile à expliquer et les études sont rares.

« Nous en sommes au stade des hypothèses dans ce domaine, dit le docteur Navarro. Le déni renvoie à la psychanalyse, à des mécanismes de défense très forts. Dans certains cas, il semblerait que ce soit un système de protection du bébé car si la femme se savait enceinte, elle avorterait. » Pour certaines, le déni est lié à une liaison extraconjugale, pour d’autres c’est le souvenir d’une grossesse épouvantable.

Un nouveau cas de grossesse « invisible » à lire, dans Le Figaro.fr.

À la suite de ce blocage, l’inconscient dicte sa loi. Car hormis l’absence de transformations physiques, le déni est contagieux : la grossesse passe inaperçue dans l’entourage. Le cas le plus emblématique, toujours en France, date de fin 2007. Après avoir passé deux mois devant les caméras, Sheryfa Luna, la gagnante de l’émission de téléréalité Popstars, découvre qu’elle est enceinte de six mois. Personne n’a rien vu. Ni elle, ni les téléspectateurs. Pour Gaëlle Guernalec-Levy, c’est un cas somme toute classique. « Sheryfa ne pouvait décemment pas être enceinte à ce moment-là. Sa vie basculait dans la célébrité, elle devenait une starlette. Pour elle, c’était inimaginable. »

On évalue qu’il y aurait trois dénis pour 1 000 grossesses. Pour Sophie Marinopoulos, psychanalyste et spécialiste des questions de maternité, certaines femmes sont plus susceptibles que d’autres d’être touchées.

« On trouve effectivement tous les profils sociaux et familiaux et tous les âges, mais ce sont souvent des femmes qui ont un déni ou un désintérêt total envers leur corps et une vie affective cadenassée. Dans le contexte social, on les perçoit en général comme des femmes courageuses, dures au mal et qui ne se plaignent jamais. »

Loin d’être une fatalité, le déni de grossesse peut être prévenu. Pour l’éviter, martèle le docteur Navarro, il faut communiquer, car plus nous serons nombreux à connaître cet état pathologique, plus nous pourrons repérer un déni dans notre entourage et diriger la femme vers un médecin pour balayer ou confirmer le doute.

« Il est également capital que les médecins soient sensibilisés au sujet, tout comme le monde judiciaire. Et enfin, il faut déculpabiliser ces femmes qui passent pour des menteuses, des folles ou des criminelles alors qu’elles sont simplement les victimes d’un phénomène qui les dépasse. »

Victime, Véronique Courjault, cette mère au triple infanticide qui va être jugée ? Le débat est ouvert. Peut-on parler de déni quand il y a récidive ?

Voilà tout l’enjeu du procès à venir.

Et au Québec, alors ?
Cet été, à Québec, on découvrait le corps d’un nouveau-né dans une poubelle. La jeune mère a été identifiée. Personne, dans son entourage, ne savait qu’elle était enceinte. Déni ou dissimulation ? La nuance est essentielle. Dans le premier cas, la femme est victime d’un état qui la déroute. Dans le second, elle sait qu’elle est enceinte, mais le cache, pour des raisons qui lui semblent importantes.

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