Le 13 mars 2020, ce moment où le monde entier s’arrête, incrédule comme devant une rupture qu’on n’avait pas vue venir. J’ai le réflexe de me tourner vers quelqu’un, pour valider avec un autre être humain que je ne rêve pas: la vague géante qui fonce droit sur nous, ce mur d’une amplitude sans précédent submerge le rivage, et fracasse d’un abat les quilles de nos vies.
Il n’y a personne. C’est ma première prise de conscience : face au raz-de-marée qui fauche les plus vulnérables d’entre nous, je serai seule. Soit. J’ai l’habitude de la vie en solitaire et des sports d’endurance. Ça ira.
Ce que je n’ai pas vu venir, c’est l’angoisse sourde qui squatte la poitrine en permanence, et le silence qui s’infiltre partout malgré le vacarme des tragédies qui s’accumulent. Au pire de la nuit, la paume de ma main cherche un dos aimé, une présence chaude. En vain.
Je ne dors plus, ou mal, personne ne s’en rend compte, et je fais un étrange constat : il n’y a pas de témoins pour attester de la vie de ceux et celles qui se confinent en solo. Nous disparaissons de tous les radars.
Isolés sur nos frêles embarcations, nous nous envoyons des signaux lumineux. T’es là ? Tu tiens le coup ?
Nous fluctuons, mais nous tenons. Je passe tellement de temps en tête-à-tête avec moi-même que je suis tenue à une certaine bonne humeur, faute de quoi, je serai confinée avec une emmerdeuse. Et ça, c’est non. Tiens-toi droite, matelot. Oui, capitaine.
Je me lève à l’aube, je sors courir, j’essaie d’écrire. Bof. Je cuisine pour des amis qui sont au front, les « tout seuls », ceux qui n’ont personne pour faire leurs courses et qui rentrent crevés et bouleversés d’un « shift » de nuit parce que les corbillards sortent plus vite que les ambulances arrivent. Je cuisine comme si le fait de les bourrer de minestrones et de gâteaux au citron pouvait compenser. Bien sûr, ça ne compense rien.
Je ne fais pas de pain, je n’ai pas le temps. Je ne bois pas de vin, pour trinquer avec qui ? Mais je me fais une nouvelle meilleure amie : moi. Entre deux points de presse catastrophe et les nouvelles – toutes mauvaises – de mon milieu professionnel fauché en plein vol, je n’arrive pas à rapailler ma concentration. Pire, j’ai le sentiment que mon métier est absurde, futile. Écrire une série télé alors que tout s’effondre ? Je n’en vois pas l’utilité…
Mon besoin d’être utile trouve enfin un exutoire – je me porte volontaire pour aller aider en CHSLD. Crevant de chaud dans mon EPI [équipement de protection individuelle, blouse, masque, gants, visière], je me perds dans le rire de Lucas, jeune Inuit au cerveau à jamais enfantin, qui s’émerveille du fait que je le laisse manger son spaghetti tout seul. Il met de la sauce tomate partout, je ris avec lui. La complicité n’a besoin que d’essentiel, et la sérénité se tisse dans le concret des choses : nourrir, laver, refaire un lit, caresser une main nue, malgré le latex qui couvre la mienne, chérir l’instant.
Je me parfume tous les jours, autant pour tester mon odorat que pour garder contact avec le charnel, le plaisir, la joie. Mes mains sont au sang, et pas une crème n’arrive à réparer les dégâts. Tant pis. Tant mieux. De dehors monte le grondement d’un volcan nommé George Floyd, laissant échapper une lave incandescente, longtemps contenue. À l’étage du CHSLD, les premières concernées ne vont pas manifester, elles n’ont pas le temps.
L’été impose une trêve. D’autres vagues déferlent. On décapite des statues, mais les têtes se relèvent, libérées. Je ne vais pas en Gaspésie. J’ouvre ma terrasse aux amis et, distanciés, mais rieurs, nous reprenons des forces. En nous obligeant à restreindre nos contacts sociaux, la santé publique a fait le ménage dans mes relations, et il ne reste que les essentiels. J’aime ça. C’est la vie sans haut-parleurs, en version acoustique. Les plus optimistes sont persuadés que le pire est derrière nous. Je ne pète pas leur baloune, et je savoure chaque seconde de cet été en forme de sursis.
À l’automne, la pandémie nous repasse dessus, dans une succession de flux et de reflux, nous laissant chaque fois plus exposés, plus écorchés, décapés du superflu. À vif. C’est douloureux et magnifique. Un ami me confie ne s’être jamais senti aussi seul. Il est marié… Je mesure ma chance d’échapper à la plus cruelle des solitudes, celle des prisons dont on n’arrive pas à s’enfuir.
Je marche tout le temps, j’arpente la ville, le plus souvent seule, quelques fois avec quelqu’un que j’aime. Un pas à la fois, nous repassons sur les sentiers de nos existences complexes. Tant pis pour les lignes droites. J’apprécie chaque scintillement de ces conversations en mouvement. Je vois moins d’êtres humains, mais je les vois mieux. Quel privilège.
Aux premières neiges, alors que tout s’aggrave, nous sommes au plus nu de nous-mêmes, au plus près de nos désirs réels aussi. Je vois des amis changer de carrière, quitter des mariages aimables, mais stériles, s’établir ailleurs. Quitter le quai demande un effort, et du courage, mais voilà, la pandémie nous presse de vivre, et il n’y a qu’en prenant la mer que le vent gonfle nos voiles. Je retourne aux études, sur un voilier baptisé Zoom. Où cela me mènera-t-il? Je n’en ai aucune idée, mais j’y vais.
Ma concentration revient, l’écriture aussi. Je la croyais perdue, la voilà qui fait un retour en force, enrichie des moments uniques –le beau, le laid, l’aride et le fertile – ayant constellé cette année qui nous oblige à trouver l’extraordinaire au creux de l’ordinaire, et l’aventure au sommet de l’immobile.
C’est Noël, puis le premier de l’An, toujours en solo… J’écris. On dit que seul on va plus vite, mais qu’ensemble on va plus loin. C’est faux. Il y a de mauvais équipages, et des gens avec qui on ne va nulle part.
Si cette traversée de pandémie seule à bord de mon voilier m’a enseigné une chose, c’est ça : pour aller plus loin, il faut surtout être en heureuse compagnie.
Et ça commence par soi.