Société

Célébrer Noël après des changements familiaux…

Le rituel de la fête de Noël est en pleine mutation. Décès d’un parent, séparation, chicanes forcent souvent les familles à repenser leur façon de célébrer. Pour le meilleur et pour le pire.

Photo: Stocksy/Alina Hvostikova

Chaque année, aux premiers jours de décembre, Isabelle éprouve toujours une certaine appréhension. Avec qui passera-t-elle le réveillon de Noël? La Longueuilloise de 45 ans adore cette célébration, la plus familiale de toutes les fêtes du calendrier. Mais depuis plus de 25 ans, elle n’a pas le choix: elle doit la réinventer.

Et pour cause. L’un de ses frères vit en France depuis des lustres et vient faire son tour au Québec l’été plutôt qu’à Noël. Son autre frère a coupé les ponts avec la famille depuis 13 ans. Sa mère souffre de la maladie d’Alzheimer. Et bien qu’elle rende visite à son père et à sa conjointe durant les fêtes, cela ne se passe jamais le 24 décembre. « C’est dur, parce que je suis une fille de clan », dit cette organisatrice communautaire.

Au fil des ans, elle a varié les formules: une année, elle est partie seule dans le Sud; une autre, elle a invité cinq amies et sa mère chez elle; il y a trois ans, elle a proposé à une amie française de venir célébrer Noël avec son conjoint et sa mère. Et une année sur deux, lorsque ce dernier a la garde de sa fille, elle prend le chemin de l’Ontario avec eux pour réveillonner avec sa belle-famille.

À travers toutes les façons de fêter qu’elle a imaginées avec les années, Isabelle s’est rendue à l’évidence: c’est lorsqu’elle est entourée de sa mère et d’amis proches que Noël a le plus de sens à ses yeux. « J’ai eu des deuils à faire pour vivre cette période avec sérénité », confie-t-elle en me montrant ses photos de convives souriants, réunis autour d’une bonne table.

Passage obligé

Séparation, conflit, décès, déménagement à l’étranger, toutes les familles sont frappées un jour ou l’autre par un bouleversement qui les force à transformer cette célébration. Parfois momentanément, parfois pour toujours. 

Comment réinventer un rituel aussi ancré dans les traditions et aussi indissociable de la notion de famille? Et pourquoi est-ce tellement difficile d’accepter qu’il soit parfois nécessaire de le renouveler? « Noël, c’est suspendre sa vie d’adulte et retourner dans des émotions anciennes, celles de sa propre enfance », dit le philosophe français Stéphane Floccari, auteur de Survivre à Noël (éditions Les Belles Lettres), paru l’an dernier. Cette fête, on l’idéalise depuis qu’on est petit. Une fois adulte, on finit par comprendre qu’on la redoute en raison des inévitables tensions familiales et qu’on en souffre parfois autant qu’on la désire.

Si on en a la chance, on tente malgré tout de recréer chaque année avec ses proches la magie de ce Noël fantasmé: au Canada, près de 9 personnes sur 10 célèbrent Noël, et parmi elles, 89 % le font en famille, révèle un sondage Léger mené en 2018 auprès de 1 530 Canadiens. C’est encore plus vrai au Québec, où 94 % des gens qui fêtent le font en famille. Mais ce n’est pas toujours dans l’allégresse: 1 personne sur 4 dit s’y soumettre par obligation.

Racines profondes

Cela fait près de deux siècles que Noël est la fête familiale par excellence. Pas étonnant qu’on ait du mal à la concevoir autrement qu’au milieu des siens!

Vers 1840, alors que l’Angleterre vit une révolution industrielle qui bouleverse la société occidentale, Noël se révèle un terreau fertile pour incarner les valeurs de l’époque, explique l’historienne de l’art Sylvie Blais, coautrice du livre La fête de Noël au Québec (Les Éditions de l’Homme, 2007). « Il y a de la pauvreté, des famines, et pour la bourgeoisie britannique, le foyer et la famille offrent un refuge contre le monde extérieur », raconte-t-elle. Ce qui avait été jusque-là une célébration religieuse encore plus sobre que Pâques devient l’occasion de rendre hommage aux liens familiaux et de faire preuve de charité.

Une illustration célèbre de la reine Victoria, publiée jusque dans les journaux d’ici au milieu du 19e siècle, renforcera aussi cette symbolique familiale. La reine y apparaît entourée du prince Albert, de cinq de leurs enfants et d’une aïeule devant un sapin richement décoré.

Dans le Canada catholique français, l’esprit de la fête existe déjà à l’époque – peut-être plus encore que dans l’Angleterre puritaine –, puisqu’on partage une collation et des boissons chaudes au retour de la messe de minuit, même s’il n’y a pas de décorations ou de réveillon. Peu à peu, Noël devient la fête que l’on connaît, jusqu’à son apogée, dans les années 1950 et 1960, période prospère où les familles sont encore nombreuses et unies (en apparence, du moins!). C’est alors impensable d’être seul à Noël, estime Sylvie Blais. « C’est une fête d’abondance et de générosité, dit-elle. On y invite les personnes esseulées, les vieux garçons, les vieilles filles… »

Puis le vernis craque. La psycho-thérapeute montréalaise Françoise Cholette-Pérusse saisit l’air du temps dans les pages de Châtelaine, en 1969: « Le temps des fêtes revient chaque année, accompagné des mêmes espoirs chimériques, promettant l’absolution des fautes, la rémission des peines, la souveraine primauté de l’amour, la réconciliation avec soi-même et avec le monde entier. Chaque fois, l’on retombe dans le piège. […] Hélas, le miracle si ardemment espéré ne s’accomplit pas. » Dans la bouillonnante société des années 1970, la remise en cause de la fête ne fera que s’amplifier.

Cette journée bien particulière « pose la question de savoir qui on est pour les siens et qui ils sont pour nous », dit le philosophe Stéphane Floccari. Une sorte de mise à l’épreuve de l’individu dans ses multiples rôles, puisqu’on peut à la fois être fille, mère, sœur, belle-sœur, etc. La question « qui suis-je? » prend alors un tour bien singulier, souligne-t-il. « Ce n’est pas la même interrogation que l’été, en maillot de bain, quand je me questionne sur mon corps, mon âge, mon sex-appeal. La question, c’est plutôt: d’où je viens? À qui suis-je rattaché? Que me reste-t-il de ces liens? Sont-ils nourrissants, toxiques? »

Photo: Stocksy/Mosuno

Sous le masque, la vérité

Malgré les rigolades, les cadeaux et les généreuses portions de dinde et de pâté à la viande, on n’a qu’à gratter un peu la surface pour constater que chacun arrive avec ses rancunes et ses nœuds d’émotions plus ou moins résolus. Cette fête, qu’on le veuille ou non, vient donc  mettre à l’épreuve la famille même, la solidité de ses liens et ses limites, soutient le philosophe.

Cette année, Marie-Josée vivra pour la première fois Noël à l’écart du clan familial. Un conflit couvait depuis longtemps entre cette entrepreneure prospère de 46 ans de la Montérégie (qui préfère témoigner sous un nom d’emprunt) et ses parents, avec qui elle entretenait des relations cordiales en évitant les sujets tabous. Au printemps dernier, le conflit a éclaté. Depuis, ses parents, son frère et sa sœur refusent de lui parler. Enfant, Marie-Josée a été agressée sexuellement par un oncle. Quand ils l’ont su, ses parents ont préféré régler cela en catimini plutôt que de dénoncer l’agresseur à la police. Et ce dernier a fait d’autres victimes. Elle reproche à ses parents d’avoir préservé l’image de la famille sans protéger les enfants.

« Ce qui va me manquer le plus, c’est Noël », dit-elle pensivement, le regard voilé de tristesse. Chaque année, la famille élargie se réunit dans un chalet, et Marie-Josée prend un immense plaisir à rigoler avec ses cousines et à cuisiner un ragoût de pattes pour la tribu. Mais elle n’a aucune envie de participer à la fête cette année si ses parents sont là et qu’elle n’a pas pu leur reparler avant.

Elle passera pour la première fois le temps des fêtes loin des siens, dans une île des Caraïbes avec ses trois enfants et son conjoint. Pourquoi n’a-t-elle pas déserté la famille plus tôt? Son besoin d’appartenance était trop fort. « Mon père et ma mère n’ont pas été de bons parents, mais ils ont été des grands-parents présents, dit-elle. Ça m’attriste de perdre ce lien, pour moi et pour mes enfants. » Elle a tenté de rétablir la communication. Sans succès. Et plus le temps passe, plus elle se demande si elle aura envie de renouer.

Quand la trêve n’est plus possible

Historiquement, Noël est associé à la paix, seul moment de trêve dans les conflits mondiaux, fait remarquer l’ethnologue Martine Roberge, professeure au Département des sciences historiques de l’Université Laval. « On rêve aussi de réconciliations familiales à ce moment de l’année, dit-elle. Il y a encore une pression sociale pour faire table rase de nos différends. » Mais ce n’est pas toujours possible.

Il faut faire le deuil de l’idéal, un concept important en psychologie, estime Christine Grou, présidente de l’Ordre des psychologues du Québec. « Le tableau idyllique que l’on se fait de Noël est-il réaliste? Jadis, quand on se réunissait en famille contre vents et marées, est-ce que tout le monde était si heureux? Il y avait également des tensions, des non-dits, des jalousies, des mesquineries. C’est simplement que le choix ne se posait pas! »

On continue aussi d’entretenir l’image idéalisée de la famille nucléaire, alors qu’un couple sur deux éclate. Médiatrice familiale à Québec, Caroline Paquet voit souvent les tensions s’exacerber entre ex-conjoints à l’approche des fêtes. Il n’est pas rare que des avocats l’appellent une semaine avant le réveillon pour qu’elle aide les ex à déterminer – avant qu’un juge le décide à leur place – si leur enfant passera la soirée avec son père ou sa mère. « Ne plus pouvoir être avec ses enfants lors de moments importants, ça fait partie des deuils les plus difficiles », dit-elle. Souvent plus difficiles que le deuil de la relation amoureuse, selon ce qu’elle observe dans sa pratique.

C’est ce qu’a vécu Lina lorsqu’elle s’est séparée du père de sa fille, peu après sa naissance. Elle était installée à Drummondville, il est parti vivre à Rimouski. « Comme il ne voyait pas sa fille de l’année, je la lui laissais pour tout le temps des fêtes », raconte cette enseignante à la retraite de 68 ans, qui vit aujourd’hui en Estrie.

« Ma fille a 36 ans, et je déteste Noël depuis 35 ans », lance-t-elle. Sans autre famille, ses parents étant décédés depuis longtemps, Lina fête rarement Noël. « J’ai déjà passé la soirée du 24 décembre à regarder des films de Noël. C’est tellement déprimant, ça fait juste souligner à quel point on est seule… »

Sa fille a grandi. Mais elle n’est pas davantage auprès d’elle à Noël. Elle vit en Suisse et ne lui a pas donné de nouvelles depuis huit ans. « Elle m’a reproché d’en faire trop pour elle, puis de ne pas en faire assez, avant de finalement me dire qu’elle ne voulait plus me voir », dit-elle, amère.

Comme le conjoint de Lina ne tient pas à fêter lui non plus, ils ne font rien de spécial. Pas même un repas qui sortirait un peu de l’ordinaire. « Je pense que c’est le soir où je me couche le plus tôt de toute l’année… » Elle passe le reste du temps des fêtes à peindre, à s’entraîner et à se relaxer dans son spa.

De plus en plus de gens voient désormais ce moment de l’année comme des vacances dont ils ont envie de profiter sans se soumettre aux conventions, remarque la médiatrice familiale Caroline Paquet. Au fil de ses 18 ans de carrière, elle a senti un réel changement de mentalité à cet égard. « Pour beaucoup de familles, Noël est moins important qu’il l’était. » Certains ex-conjoints conviennent de prendre à tour de rôle les enfants durant tout le temps des fêtes pendant que l’autre est en voyage.

« Les traditions évoluent sans cesse, ajoute l’ethnologue Martine Roberge. Elles sont transmises de génération en génération, mais il est rare qu’elles soient reproduites intégralement. Le rituel doit être conforme aux valeurs des individus du groupe. »

À chacun de voir comment il a envie de vivre ce rituel. Et surtout, avec qui.

Mode d’emploi pour renouveler Noël

Pas envie de passer un autre réveillon avec la conjointe de notre père ou cet insupportable beau-frère ? Deux options s’offrent à nous: refuser l’invitation – bonjour la culpabilité! – ou céder à la pression familiale. Comment choisir? « On a parfois tendance à vouloir tout jeter, alors que c’est seulement un ou deux irritants qu’il faudrait enlever », dit la psychologue Christine Grou, présidente de l’Ordre des psychologues du Québec. Elle propose une prise de décision en trois étapes.

On discerne les points de friction et les musts

Premier élément clé: la connaissance de soi, de ses modes de fonctionnement et de ses valeurs. Savoir de quoi on a besoin à ce moment-ci de sa vie. On détermine ce qu’on veut garder de la fête et ce qui nous irrite. Est-il vraiment essentiel de fêter le 24 décembre au soir, même si on doit sacrifier du monde? Ou on tient davantage à avoir toute sa smala avec soi – enfants en garde partagée et vieux parents –, quitte à ce que ce soit le 27? A-t-on plus besoin de sentir qu’on fait partie de la tribu familiale ou si on a plutôt le goût de se reposer et de passer du temps de qualité avec trois ou quatre personnes importantes? Nos besoins changent au fil du temps.

On se donne le temps de réfléchir

Il faut envisager différents scénarios avant de choisir. Faire avec nos enfants la tournée des grands-parents peut s’avérer lourd si ces derniers sont tous séparés et en couples recomposés! Mais ne pas aller les voir du tout n’est pas possible, surtout si les enfants y tiennent. La solution? Écourter la durée des visites, les répartir sur une plus longue période, voire les alterner une année sur deux.

On procède par essais et erreurs

Si le réveillon du 24 décembre chez les beaux-parents tourne au cauchemar chaque année parce que la maison n’est pas adaptée aux enfants et qu’ils se couchent trop tard, on peut décider d’y aller en après-midi et s’éclipser tout de suite après le souper. Mieux: on reçoit chez soi et on demande à belle-maman d’apporter tourtières et bûche. On fait ensuite le bilan et on s’ajuste l’année suivante. « Même si Noël est moins réussi une année, il faut relativiser, dit Christine Grou. Notre vie ne dépend pas d’une seule soirée! Il y a 365 jours dans l’année, on peut toujours se reprendre! »

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