Entrevues

L’effet Sophie Grégoire

Peu de conjointes de premier ministre ont reçu autant d’attention médiatique au pays. Et Sophie Grégoire compte bien s’en servir pour jouer un rôle actif. Portrait d’une optimiste qui veut briser le moule.

Sophie Grégoire

Photo: Geneviève Charbonneau

« Vous chaussez quelle pointure ?

‒ Euh… Des 7 1/2.

‒ Pauvre vous. Avoir su, je vous en aurais prêté, des souliers ! J’en avais plein dans la voiture ! »

Ce n’est pas tout à fait le type de conversation que j’avais imaginé engager avec la femme du premier ministre du Canada lorsqu’on me l’a présentée, coincée dans un ascenseur d’hôtel entre des dignitaires en paillettes, du personnel politique et des gardes du corps. Tout comme je n’aurais jamais songé qu’il fût possible de lui emprunter des escarpins quand j’ai réalisé que j’avais laissé les miens sous mon siège d’avion, à moins d’une heure d’un chic happening à Toronto où elle allait prononcer un discours pour souligner la Journée internationale de la femme, en mars dernier. Mais, comme l’a déjà souligné un journaliste du Globe and Mail, s’il existait un protocole à l’­intention des conjointes de politicien et de leur entourage, Sophie Grégoire l’a jeté aux vidanges.

Heureuse initiative, apparemment, puisque son style fait mouche. Il fallait la voir évoluer parmi le gratin de la Ville Reine, le soir du gala, parée d’une longue robe bronze que n’aurait pas boudée Marie-Antoinette… Épaules dénudées, chevelure chatoyante remontée en chignon, elle faisait des moues comiques, prenait la pose pour des égoportraits, répondait avec chaleur aux questions des journalistes télé, à qui on avait pourtant dit qu’elle n’accorderait pas d’entrevues. « Ça fait du bien de voir à la tête du pays un couple qui a l’air de coucher dans le même lit ! » m’a lancé l’une des distinguées participantes, en me priant de ne pas citer son nom…

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Chouchou des médias

Une épouse de chef de gouvernement qui se trouve à ce point à l’avant-plan de la scène publique, c’est du rarement vu au pays, affirment les experts consultés. Comme à aucune autre avant elle – sauf peut-être sa belle-mère, Margaret Sinclair –, la presse internationale lui fait la part belle : elle a posé avec sa tendre moitié dans le Paris Match et le Vogue, le New York Times lui a consacré un article et le New York Post l’a élégamment coiffée du titre de « hottest first lady in the world ». Son mari n’est pas en reste, le magazine GQ l’ayant proclamé « politicien le plus stylé de son époque » !

Les médias canadiens aussi font de l’œil à Sophie Grégoire. Depuis le scrutin d’octobre 2015, il a été question d’elle dans 5 à 7 % des mentions faites de son époux. « C’est majeur », soutient Jean-François Dumas, président d’Influence ­Commu­nication. Les données qu’il a compilées pour Châtelaine révèlent que, en comparaison, la conjointe de Philippe Couillard apparaît 25 fois moins souvent dans la presse. « Sophie Grégoire est aussi 14 fois plus médiatisée que ne l’était la conjointe de Stephen Harper un mois après l’élection de son mari. »

Cet engouement confond la première concernée : « À nos yeux, on est juste “nous” », me raconte la lumineuse rousse de 41 ans dans une suite de l’Hôtel Le Germain, à Montréal, quelques semaines après le gala de Toronto. « J’ai de nouvelles responsabilités, mais je reste Sophie », insiste-t-elle, et sa vie de tous les jours ne ressemble « tellement pas » à l’image glamour reflétée dans les médias, entre le petit dernier à allaiter et les lunchs des deux autres à préparer.

Manifestement, elle ne se la joue pas princesse de Rideau Cottage. Et la distance guindée n’est pas son truc. Son rapport aux autres est encore teinté de son passé d’enfant unique qui se cherchait des amis pour jouer et qui voulait tant se faire aimer, admet-elle. « Veux-tu des fruits ? Un verre d’eau ? » Elle veille à ce que je sois bien assise, me complimente à maintes reprises sur mes vêtements, devine mon parfum. « Je suis folle, folle des odeurs ! J’ai même songé à m’inscrire à l’école de parfumerie Cinquième Sens, à Paris. » Évoquant mon histoire de chaussures oubliées dans l’avion, elle me confie qu’à elle aussi il arrive des désagréments quand elle est nerveuse, tels que faire des mailles dans ses bas en allant rencontrer Michelle Obama…

Dans son livre Terrain d’entente, paru en octobre 2014, Justin Trudeau dit de sa Sophie qu’elle est la personne la plus colorée et passionnée qu’il connaisse. On est tenté de le croire, même après une seule heure à la côtoyer. Celle qui se qualifie d’« oiseau libre » et de « chercheuse d’équilibre » est un puits sans fond d’opinions, souvent exprimées de manière théâtrale, avec modulations de voix pour servir son propos. Elle se livre beaucoup et avec intensité, passant en un éclair du rire généreux aux larmes, entre autres lorsqu’il est question des injustices faites aux femmes.

Des causes à défendre

À l’instar de son mari, Sophie Grégoire se revendique comme féministe : « Comment ne pas l’être, quand on sait que les femmes vivent des inégalités profondes partout sur la planète et même dans notre pays ? » Avec emportement, elle dénonce le drame des femmes autochtones, l’hypersexualisation des filles, la misère de ces mères qui peinent à joindre les deux bouts… « Être féministe, ça veut dire être conscient de ces problèmes et agir pour que ça change. Dans la vie quotidienne comme à travers une plateforme électorale. Pour moi, ce n’est même pas un choix. Est-ce qu’on veut l’égalité dans notre société, oui ou non ? »

Il y a longtemps que cette diplômée de l’Université de Montréal en arts et communication défend les droits des femmes – bien avant d’être au bras de Justin Trudeau. Elle a été porte-parole d’une panoplie d’organismes et de programmes, dont le Bouclier d’Athéna, qui soutient les femmes et enfants victimes de violence familiale, « Inspirez la beauté », de Dove, et la Clinique des troubles alimentaires BACA, à Montréal. Un engagement qui tire sa source de ses propres souffrances de jeune femme qui se sentait seule et ne s’aimait pas, au point de se faire vomir dans les toilettes du cégep. Elle croit par-dessus tout que parler de sa détresse peut sauver des vies, si bien qu’elle prêche par l’exemple.

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Un charme fou

Sophie Grégoire

Photo: Geneviève Charbonneau

Ses amis, il aurait fallu les torturer pour qu’ils me nomment au moins l’un de ses travers. Tous s’entendent pour dire que leur Sophie est toujours prête à donner sa chemise. Du genre à aller voir une itinérante dans la rue pour lui dire qu’elle est aimée. Ils la décrivent aussi comme une fille drôle qui s’assume telle qu’elle est, qui a de l’aplomb et de l’ambition, curieuse de tout et très centrée sur sa vie spirituelle – elle est notamment professeure certifiée en hatha-yoga.

Personne ne tombe en bas de sa chaise de voir la jeune quadragénaire originaire de Mont-Royal, fille d’une infirmière et d’un agent de change, revêtir aujourd’hui les habits de première dame. « Je lui ai toujours dit qu’elle allait réaliser quelque chose de grandiose », raconte Vincent Gourd, qui a été son agent de 1999 à 2006. À l’époque, Sophie Grégoire faisait carrière dans les médias, entre autres au réseau CTV, où elle a été chroniqueuse culturelle à l’émission eTalk. « Il émane d’elle une sorte d’aura qui perce l’écran. En plus, elle est travaillante et fonceuse. Je vais avoir l’air de lui cirer les chaussures, mais j’estime qu’elle est la personne idéale pour jouer le rôle de première dame. »

Chose certaine, cette occupation comble totalement Sophie Grégoire, qui se « pince » devant la chance qu’elle a de vivre cette aventure, malgré les adaptations nécessaires – gardes du corps 24 heures sur 24, amoureux peu présent, horaire réglé au quart de tour… Citant Mark Twain, qui écrivait que « les deux jours les plus importants de votre vie sont celui où vous êtes né et le jour où vous découvrirez pourquoi », Sophie Grégoire dit avoir trouvé sa voie : « Je porte l’amour que les autres me donnent. Et c’est lui que je redonne, j’espère, au quintuple. Pour améliorer la vie des gens, pour avoir un impact, pour les inspirer. » Solennelle, elle se déclare désormais « en service ».

Dans les faits, Sophie Grégoire, rebaptisée « Grégoire-Trudeau » dans les médias depuis que son chéri est au pouvoir, n’a pas de statut symbolique, comme c’est le cas des conjointes de président aux États-Unis, par exemple (dont la contribution reste bénévole). Elle n’a ni budget ni personnel, à part une adjointe qui l’aide à coordonner ses activités. Bref, épouse de premier ministre ou pas, elle est une citoyenne comme une autre.

Mais elle a bien l’intention que ça change. « Ce serait l’fun d’avoir quelque chose d’un petit peu plus progressiste que “femme de premier ministre” », dit-elle. Déjà, fait rarissime, une page lui est consacrée sur le site Internet du Parti libéral du Canada, sous la rubrique « Notre équipe », même si c’est une non-élue. « Comme mon chum l’a dit, on est en 2016 ! » Elle ne tient pas à mettre en place une fonction officielle, car la personne qui accompagnera le prochain chef de gouvernement pourrait souhaiter être plus en retrait et elle ne voudrait pas qu’elle subisse de pression. De son côté, toutefois, elle affirme avoir besoin d’une structure, « pour pouvoir servir les gens qui nous ont élus ».

Elle ne réclame pas de budget, pas de salaire non plus, mais aimerait avoir une équipe et peut-être un bureau. Ça s’est déjà vu au pays, d’ailleurs : à l’époque où Brian Mulroney était au pouvoir, Mila, sa femme, s’était installée avec ses employés à l’édifice Langevin, en face du parlement (d’habitude, ces gens sont payés à même le budget de fonctionnement du bureau du premier ministre).

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Une responsabilité envers les citoyens

Même si la priorité absolue de Sophie Grégoire est d’être auprès de ses trois enfants (Xavier James, huit ans, Ella-Grace Margaret, sept ans, Hadrien, deux ans) au quotidien, elle aussi veut « faire une différence » et estime qu’elle a des responsabilités envers les citoyens. « Pas que je veuille m’imposer, mais on vient me chercher ! » Elle dit avoir reçu dans les derniers mois des centaines de lettres lui demandant d’épouser des causes et affirme qu’on l’aborde souvent dans la rue. « Je suis très consciente que la population a élu mon mari et son équipe, pas moi ! Mais est-ce que les gens dissocient complètement le papa de famille, moi, sa conjointe, les enfants ? Je ne pense pas. Ils sont attachés à ça aussi. Et je l’espère, parce que c’est ensemble qu’on est en train de faire ça. »

Les causes qu’elle souhaite porter sont celles qui ont toujours été chères à son cœur : l’égalité entre les sexes, la justice sociale, les troubles alimentaires, l’estime de soi, l’activité physique, l’équilibre, puis la culture et la francophonie. « J’ai un amour de la langue française, dit-elle avec emphase. J’adore écrire, j’adore l’art, j’adore chanter, j’adore les couleurs… Je suis quelqu’un de très sensoriel. Donc, ça vient me chercher quand c’est véhiculé dans une société. »

Elle aimerait aussi contribuer à créer plus de solidarité entre les Canadiens, hommes et femmes. « Il faut nous tenir ensemble, nous raconter nos histoires, nous entraider. Bâtir plein de communautés où l’on prône, comme gouvernement et comme êtres humains, des valeurs de compassion et d’ouverture. Où l’on célèbre nos différences. » Et tant pis pour ceux qui la trouvent fleur bleue : elle dit avoir choisi délibérément de voir la beauté d’abord et de croire que « l’amour est plus grand que la haine. Ça prend du courage pour porter une vision de justice. Il y a plein de forces noires. »

Se présenter elle-même comme députée, ça lui dirait ? Histoire d’avoir nos Clinton bien à nous… Elle éclate d’un grand rire. « Je suis déjà en politique ! Je la vis au quotidien, avec un mari qui est complètement là-dedans. Non… Sérieusement, je ne vois pas comment on y arriverait. Des fois, les gens me disent : “On va voter pour vous !” Je leur dis : “Mais non, vous avez déjà voté pour moi ! Je suis là pour vous aider.” »

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Un pari audacieux ?

Sophie Grégoire

Photo: Geneviève Charbonneau

On s’arrache les griffes canadiennes dont elle est l’ambassadrice. On veut connaître le parfum qu’elle porte. On s’intéresse à ses activités militantes. Bref, malgré quelques couacs à gauche et à droite, Sophie Grégoire a conquis bien des Canadiens depuis l’élection de son mari, observe Olivier Turbide, professeur et spécialiste de la gestion de l’image publique à l’UQÀM. « On la compare beaucoup à Jackie Kennedy dans les journaux canadiens-anglais. Elle dégage la même aura glamour. C’est un phénomène tout à fait inusité au Canada. » Sans tricher, qui peut dire à quoi ressemble, ou même comment s’appelle, l’épouse de l’ex-premier ministre Paul Martin ?

La popularité de Sophie Grégoire tient en partie à sa grande aisance devant les caméras, estiment les experts consultés. « Je travaillais à la télé avant, alors je sais quoi faire et comment m’arranger, affirme-t-elle en entrevue. Ça ne m’intimide pas du tout. » Pour l’avoir vue à l’œuvre pendant la séance photo de Châtelaine, je confirme : consciente de ses atouts et bien dans son corps, elle sait poser comme les stars.

Qu’on le veuille ou non, cette aptitude compte beaucoup de nos jours. « En politique, l’image est devenue très importante, entre autres à cause de la multiplication des plateformes comme Instagram et Twitter, soutient Alec Castonguay, chef du bureau politique au magazine L’actualité. Ce n’est pas vrai que tous les citoyens lisent avec attention les programmes électoraux avant de choisir un gouvernement. Beaucoup se fient plutôt à ce que les politiciens projettent. » Or, une partie de l’attrait de Justin Trudeau provient du power couple qu’il forme avec Sophie Grégoire, remarque-t-il : beaux, jeunes, unis, dynamiques, ils représentent ce que bien du monde voudrait être. « Le Parti libéral en est conscient et n’hésite pas à les mettre en scène. Ça rompt avec l’image de l’ancien régime, celle de l’homme de l’Ouest aux cheveux gris. »

L’autre grand atout de la compagne du premier ministre, c’est l’authenticité qu’elle dégage. Un atout d’autant plus précieux qu’aujourd’hui les gens veulent pouvoir s’identifier à leurs politiciens, avec leurs qualités et leurs défauts. Dans les entrevues qu’elle accorde, Sophie Grégoire avoue que ça n’a pas toujours été jojo avec son mari, qu’elle a déjà souffert de troubles alimentaires… « Le fait de se placer en position de vulnérabilité, c’est irrésistible, explique Olivier Turbide. Ça attire tout de suite la sympathie. Aussi, elle est capable d’autodérision et, au Québec, on aime ceux qui ne se prennent pas trop au sérieux. »

Bien sûr, les qualités de Sophie Grégoire rejaillissent positivement sur Justin Trudeau. Tout comme son engagement dans des causes populaires – l’activité physique et l’estime de soi à travers l’organisme Fillactive, par exemple – consolide son capital politique à lui. Ce n’est pas un hasard si elle a été très présente dans les médias depuis le début de la campagne électorale, estime Alec Castonguay. Et ce n’est pas un hasard non plus si elle s’appelle Sophie Grégoire-Trudeau depuis que son mari a été élu. Tout ça vise à renforcer la corrélation entre les deux personnages.

Un pari risqué ? « Si elle commettait un grave impair, oui, ça pourrait entacher la réputation du premier ministre, puisqu’ils se présentent un peu comme le prolongement l’un de l’autre », avance Olivier Turbide.

En fait, la plupart des premières dames très présentes sur la scène publique ont fini par s’attirer des bosses. Sophie Grégoire y a goûté en mai dernier, après avoir déclaré au journal Le Soleil qu’elle avait besoin d’une équipe plus importante afin de répondre aux demandes d’aide que des citoyens lui adressent personnellement. Sur la twittosphère, plusieurs personnes – surtout des adversaires politiques de son mari – lui ont reproché de se prendre pour la reine et de faire des caprices, alors que les contribuables paient déjà pour les deux nounous du couple, un cuisinier et une assistante personnelle. Les mots-clics #JeSuisSophie et #PrayForSophie ont même circulé…

Donc son souhait d’assumer davantage de responsabilités n’est pas gagné. « Surtout dans le contexte budgétaire actuel, où toutes les dépenses publiques doivent être justifiées, note Alec Castonguay. Une partie de l’électorat pourrait lui rappeler que son nom ne figurait pas sur le bulletin de vote. »

Manon Tremblay, professeure en science politique à l’Université d’Ottawa, serait bien étonnée que le statut de conjointe de chef de gouvernement finisse par être reconnu par le Parlement canadien. Mais elle pense que Sophie Grégoire, qu’elle qualifie de « bête politique », pourrait tout de même avoir un effet sur la manière dont la population perçoit ceux qui gouvernent. « Avec son entregent et son ouverture, elle aide son mari à rétablir le lien de confiance et de commu­nication avec le pouvoir, qui a été malmené au cours des années Harper. Ça renforce le sentiment d’appartenance à nos institutions. Un peu comme Kate Middleton et le prince William ont réussi à rendre la monarchie plus attrayante en Angleterre ! »

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