Culture

Les mémoires affectives de Rafaële Germain

Dans l’essai Un présent infini, Rafaële Germain constate les effets qu’ont eus les nouvelles technologies sur notre mode de vie… et rend, du même souffle, un vibrant hommage à son père, l’écrivain Georges-Hébert Germain, décédé en 2015.

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Photo: Sarah Scott

Il y a près de 10 ans, elle prenait déjà position contre les médias sociaux. On se souvient du fameux t-shirt « Fu*k Facebook ! » qu’elle portait à tout-va et qui a été très populaire chez les résistants de sa trempe. À 40 ans, celle qui a à son actif trois romans à succès (Soutien-gorge rose et veston noir, Gin tonic et concombre et Volte-face et malaises, vendus à plus de 250 000 exemplaires) et qui écrit pour la télé (Info, sexe et mensonges, le prochain Bye bye…) offre l’ouvrage Un présent infini (Atelier 10). À la fois un essai et un récit personnel fort touchant. En alternance : ses observations – souvent drôles – sur l’ère numérique, et des fragments plus intimes, sortes de polaroïds relatant des épisodes de sa vie avec son père. Conversation sur la vie et la mort, sur la mémoire et l’oubli. Sur les gains et la perte.

Diriez-vous que cet essai est le prolongement de votre réflexion entamée au moment où Facebook est devenu populaire, il y a une dizaine d’années ?

Oui. Je comprends l’intérêt de Facebook, j’y étais inscrite au début. Mais je n’avais pas tout ce temps à investir pour communiquer avec des personnes qui, finalement, ne sont pas de vrais amis. J’ai toujours entretenu mes amitiés de façon organique, et j’ai simplement décidé de continuer à faire ainsi. J’ai aussi eu envie de partager mes impressions et mes lectures sur cette question qui me fascine… et m’effraie un peu.

Vous n’êtes sur absolument aucun réseau social ?

Aucun. Mais j’envoie beaucoup de textos. Elle est là, ma petite faiblesse !

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Comment avez-vous eu l’idée de combiner vos réflexions à des fragments plus personnels – comme ce passage où vous vous remémorez l’amour que vous et votre père partagiez pour l’hiver, ou encore celui où vous racontez la fois où il a entrepris de parfaire votre éducation musicale à grands coups de Led Zeppelin, Jimi Hendrix et Janis Joplin ?

Tout ça s’est fait un peu par hasard. Je l’ai vu se battre contre un cancer du cerveau qui lui a fait perdre la mémoire. Je trouvais ironique que, au moment où j’étais témoin de l’effritement de sa mémoire, celle de l’humanité se désagrégeait aussi. Parce que, à force de tout archiver, de tout numériser, de tout publier sur les médias sociaux, j’ai l’impression que notre mémoire devient superficielle : de plus en plus extérieure et objective, et de moins en moins intériorisée.

Vous faites souvent preuve d’autodérision dans votre texte. Vous soulignez notamment que, à l’instar des dictionnaires de papier, vous êtes d’une espèce vouée à l’obsolescence…

Je ne veux surtout pas me présenter comme quelqu’un qui débarque avec de grandes vérités. À mes yeux, l’avènement des réseaux sociaux est presque aussi important, historiquement, que l’invention de l’imprimerie. En n’adhérant pas à cette nouvelle façon de fonctionner, j’ai l’impression d’avoir perdu toute adéquation avec mon époque. Je suis devenue dépassée. Un dinosaure. Mais j’en suis consciente et j’en ris !

Est-ce que le cerveau humain s’est déjà transformé à cause des nouvelles ­technologies ?

Eh oui ! Par exemple, à cause de la facilité que nous avons de contacter les gens, avec les réseaux sociaux ou nos téléphones intel­ligents, nous n’apprenons plus leurs numéros de téléphone par cœur. C’est un détail, mais révélateur. Les nouvelles technologies affectent aussi la façon dont on aborde l’apprentissage. La première fois que j’ai aperçu mon beau-fils faisant ses devoirs avec Internet, j’ai eu l’impression qu’il trichait. [rires] Ça me semblait si loin de la bonne vieille recherche à la bibliothèque que j’avais connue ! Il y a aujourd’hui une espèce de gratification instantanée de la curiosité, qui est très satisfaisante. Ma crainte, c’est qu’elle dévalorise la recherche, le labeur, auparavant nécessaires à l’acquisition de connaissances.

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Pourquoi affirmez-vous que les informations qu’on nous présente sur les médias sociaux, triées selon nos intérêts et affinités, constituent un piège ?

Parce que, compte tenu que les gens s’y informent de plus en plus exclusivement, tout devient biaisé. Je le raconte dans le livre : j’ai un ami de gauche qui s’efforce de « liker » les statuts du Parti libéral simplement pour s’assurer de continuer d’avoir accès à des idées opposées aux siennes et ainsi cultiver un environnement démocratique sain. C’est sidérant qu’on doive consciemment déjouer la machine pour que les idées continuent de circuler ! On ne parle même pas de désinformation, mais carrément d’un non-accès à l’information. C’est pourtant si important d’être confronté aux idées des autres ! Moi, je lis Richard Martineau, et ça me met de mauvaise humeur [rires], mais c’est correct : ça me donne un autre point de vue sur le monde. Après tout, il y a plein de gens qui sont d’accord avec lui. Je refuse d’occulter ça.

Votre fille a cinq ans. Est-ce pour vous une préoccupation, de lui apprendre à communiquer « à l’ancienne » ?

Oui. Je sais bien qu’un jour ou l’autre elle sera sur les réseaux sociaux. D’ici là, je tente de valoriser la vraie communication le plus possible, mais sans la lui imposer. En lui montrant combien il peut être agréable d’échanger verbalement. Par exemple, à table, nous (mon mari, ses enfants adolescents et moi) ne traînons pas nos téléphones. On jase. Beaucoup ! Je trouve ça tellement beau que toute cette réalité virtuelle soit encore loin de ma fille. Elle perçoit la vie d’une façon complètement différente de la nôtre, et elle s’attarde encore à des détails qui échappent à notre regard d’adultes. Pour moi, l’enfant, c’est l’être poétique par excellence.

Écrire ce livre vous a-t-il aidée à faire le deuil de votre père ?

Il m’a surtout permis de me le réapproprier. Quand il est décédé, il n’était plus lui-même depuis déjà un an et demi. En le voyant dépérir, j’avais commencé mon deuil en amont. Alors, revisiter nos souvenirs, c’était une façon pour moi de lui redonner son entièreté, son identité. Et même si ça ne faisait pas partie de ma démarche au départ, je réalise que ce livre sera aussi en quelque sorte un legs pour ma fille. Elle n’avait que 18 mois quand papa est tombé malade, elle n’a donc pas de souvenirs réels de lui. Je m’étais promis de lui parler de mon père le plus souvent possible, et je me dis que cet ouvrage lui permettra un jour de mieux connaître son grand-père.

À LIRE: Sophie Cadieux dans Lâcher prise

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Un présent infini, Rafaële Germain, Atelier 10, 90 pages, 11,95 $

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