Société

Les petits chaperons rouges

Les femmes constituent la majorité des victimes de crimes et d’incidents qui surviennent en ville. Or, on nous dit que c’est à nous d’éviter les situations potentiellement dangereuses. Nouvelle réflexion d’Aurélie Lanctôt.

Dure semaine. Les journées raccourcissent, Montréal est un chantier perpétuel et Donald Trump devient président des États-Unis, au terme d’une campagne marquée par la misogynie et les histoires d’inconduite sexuelle. Quel est le lien entre ces éléments, me direz-vous? Rien, sans doute, à part un sentiment d’anxiété diffus.

Jeudi, un message de l’administration de McGill envoyé à tous les étudiants atterrit dans ma boîte courriel. On nous annonce qu’à la suite des «incidents» survenus aux abords du campus, la police a été avisée et la sécurité, renforcée. Selon l’une de mes amies, plusieurs femmes ont dit avoir été suivies par des hommes dans une portion de rue fermée à la circulation pour cause de réparations. «L’une raconte qu’un individu l’a talonnée avec une barre de fer entre les mains.» Ragots ou non, un frisson m’a parcouru la colonne vertébrale et ne m’a pas quittée depuis.

Je passe par là tous les mardis et les jeudis en fin d’après-midi, ai-je pensé, et maintenant, il fera noir. J’ai planifié un détour. Je pourrais faire semblant de parler au téléphone. Je vais me coller sur un groupe de garçons. Je vais courir. J’ai même considéré sauter mes cours…

Photo: iStock

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Ces pensées ne sont pas anodines. Elles révèlent un boulet supplémentaire que les femmes doivent traîner. Lorsque des incidents de ce genre surviennent, l’insécurité produit ses effets. Les chiffres sont clairs: les femmes se sentent moins en sécurité dans la ville et plus du tiers d’entre elles affirment que ce sentiment influence leurs comportements[1]. Certaines disent même s’abstenir de sortir régulièrement.

Des gens diront que craindre ou ne pas craindre relève du choix. Mesdames, soyez braves, et apprenez à vous défendre! Ce n’est pas si simple. Dans les faits, les femmes constituent la majorité des victimes de crimes et d’incidents traumatisants survenant dans la ville. Or, on nous apprend que c’est à nous d’éviter les situations potentiellement dangereuses.

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Ne rentre pas seule la nuit. Évite les parcs, les stationnements et les rues sombres. Paie un taxi. Et gare à celles qui font preuve de témérité! Qui compatit avec celle qui se «jette dans la gueule du loup»? Le complexe du petit chaperon rouge n’est jamais bien loin. Comme si notre sécurité était entièrement notre responsabilité, et non celle de la collectivité.

Par ailleurs, les récits inquiétants ne sont pas seuls à alimenter le sentiment d’insécurité des femmes. Celui-ci est également forgé par l’expérience. L’écrasante majorité des femmes ont déjà senti que leur sécurité était compromise dans l’espace public. Les incidents vont du harcèlement de rue («cat-calling») à l’agression violente. Ainsi, dans plusieurs cas, surmonter le sentiment d’insécurité implique de surmonter des traumatismes profonds.

J’en ai eu la preuve déchirante ce week-end encore. Je participais à une causerie féministe organisée avec des adolescentes hyper allumées. À un moment, le sujet de la sécurité dans la ville s’est invité dans la discussion. Peut-on choisir d’être brave? Une des participantes, la voix tremblante, lance que non : parfois, les souvenirs paralysent. En moins de trois minutes, elles étaient cinq à verser des larmes anxieuses devant le même constat. C’est grave.

Le sentiment de sécurité des femmes dans leur environnement a un impact considérable sur leur autonomie, leur capacité d’agir. C’est d’ailleurs une préoccupation portée par de nombreux groupes de femmes. Le sentiment de sécurité, bien qu’il soit très intime et ne se contrôle pas, est influencé par la façon dont on aménage l’environnement urbain. Malheureusement, on n’en parle presque jamais. Or, il faut que les femmes s’approprient l’espace et y circulent librement. C’est l’une des bases de l’égalité. Cet enjeu doit occuper la place qui lui revient dans l’ordre des préoccupations.

[1] Institut de la statistique du Québec, Le sentiment de sécurité et les perceptions de la population québécoise à l’égard de la criminalité, janvier 2014.

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