Illustration: Christine Larose / Images pour collage: iStock
« On arrive-tu bientôt ? » demande mon fils pour la 378ᵉ fois sur la route entre Montréal et Québec. En ce samedi matin printanier, malgré la lumière magnifique, je vois rouge. Le trajet est calme, mais pas moi. Je manque de sommeil – mes deux enfants se réveillent entre 4 h 50 et 5 heures ces temps-ci et je n’en peux plus de les entendre s’impatienter sur le siège arrière. Mon chum, leur père, fait ce qu’il peut pour les contenir. Je demande à ma progéniture d’arrêter de crier, une fois, deux fois, trois fois, quatre fois…
Soudain, je sens un incroyable flux d’énergie parcourir chaque cellule de mon corps, et c’est moi qui me mets à crier. Non, je hurle.
Ce n’est pas beau à voir ni à entendre. Dans le rétroviseur, je lis l’effroi dans les yeux de mes enfants. Je prends la première sortie qui se présente, me range en bordure de la route, sors du véhicule et me mets à marcher. Direction : nulle part. Et moi qui tente d’apprendre à mes enfants à gérer leurs émotions !
Je m’en confesse : depuis que je suis devenue maman, il y a 10 ans, j’explose parfois avec ma descendance. Je suis pourtant d’un tempérament joyeux, en plus d’être très privilégiée par la vie. Je pensais être la seule à vivre avec ce défaut jusqu’à ce que je découvre les témoignages de femmes qui ont osé se manifester ces dernières années, dont l’Américaine Minna Dubin, autrice du livre Mom Rage – The Everyday Crisis of Modern Motherhood, et la Québécoise Jessika Brazeau, coanimatrice du balado Ça va maman ?. La science commence d’ailleurs à s’intéresser à la « rage des mères ». Tout le monde veut savoir d’où vient cette colère.
En fait, la colère n’est pas le problème, car c’est une émotion tout à fait saine et normale, estime Lory Zephyr, psychologue spécialisée en santé mentale maternelle et autre animatrice de Ça va maman ?. « C’est correct qu’une mère perde patience si ça fait cinq fois qu’elle demande à son enfant de mettre ses chaussures. Elle peut montrer sa colère pour tracer la limite. La rage, c’est autre chose. On est dans l’inattendu, la disproportion, la désorganisation totale. Des mamans me disent: “Je criais et je ne reconnaissais pas ma propre voix.” »
Sur le coup, je l’avoue, cette explosion est une vraie délivrance ! Jessika Brazeau sait exactement ce que je veux dire, elle qui se voyait jadis comme une « femme en colère ». « L’explosion soulage de quelque chose. Je ne dis pas de continuer à exploser ! Je dis juste que les mères qui vivent ça ne sont pas folles. Elles sont humaines. »
Lory Zephyr et Jessika Brazeau ont réalisé un épisode de balado sur le sujet en 2023 et ont donné une conférence en ligne devant près de 350 personnes. Le nombre d’inscriptions à cette dernière les a étonnées : c’est de loin leur conférence la plus populaire, et l’enregistrement de celle-ci a été acheté par 950 autres personnes depuis. Il y a donc un grand nombre de mères qui pètent des plombs et s’inquiètent de « briser » leurs enfants. Les deux femmes voulaient avant tout relativiser les choses. « Il ne faut pas dramatiser et remettre en cause toute la relation parent-enfant parce qu’il y a eu quelques minutes où ça a été difficile », dit Lory Zephyr.
Sa complice et elle voulaient également faire prendre conscience aux femmes que leurs enfants ne sont pas les seules personnes dont il faut se soucier. « Le but, ce n’est pas juste de diminuer la rage pour ne pas faire de tort aux autres. C’est aussi d’avoir [soi-même] un sentiment général de bien-être un peu plus grand », dit Jessika Brazeau.
Je n’ai pas raconté souvent mon épisode de rage sur l’autoroute 40, survenu il y a quelques années. Ni celui, fort ridicule, où j’ai disjoncté et n’ai fait qu’une bouchée de tout l’ananas que mes enfants s’apprêtaient à manger, enragée que j’étais de les entendre se disputer pour savoir qui avait le plus de morceaux dans son bol… Mais je me sens en confiance de relater ces souvenirs à Christine Ou, professeure à l’École de soins infirmiers de l’Université de Victoria, en Colombie-Britannique. Elle m’écoute en hochant la tête, le regard plein d’empathie. « J’ai eu moi-même de nombreuses expériences semblables. Les enfants savent exactement sur quel bouton peser ! »
Elle est tombée de haut quand elle est devenue mère en 2011. « Je n’avais jamais ressenti autant de rage. » Elle s’est mise à claquer les portes, à lancer des choses au sol. Avec le recul, elle a compris qu’elle était probablement en dépression post-partum et que sa colère en était un symptôme. Elle qui était pourtant infirmière en pédiatrie n’avait pas réussi à diagnostiquer son propre cas ! C’est ce qui l’a incitée à retourner aux études en 2015 pour creuser la question.
Ses travaux menés auprès de 278 mères d’enfants de 6 à 12 mois, et dont les résultats ont été publiés en 2022, ont montré que, parmi celles qui vivaient de la colère intense, la moitié était possiblement en dépression post-partum. Or, pour Christine Ou, cette rage – qu’elle soit liée à une dépression ou non – mérite notre attention comme société. Elle est comme un témoin allumé dans notre tableau de bord.
Les recherches de Christine Ou révèlent que la colère intense dévore les femmes pour trois raisons principales. D’abord, elles sont déçues dans leurs attentes. « Nous entrons dans la maternité avec une image vraiment romantique : on s’imagine qu’il s’agit de promener un bébé heureux dans sa poussette. La société peint tout en rose. »
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Le rappel à la réalité peut être brutal, surtout pour les femmes dans un couple hétérosexuel. « En grandissant, nous sommes exposées à de nombreux idéaux selon lesquels les hommes et les femmes sont égaux, rappelle Christine Ou. Mais les femmes s’occupent toujours de 65 % des soins des enfants et des tâches domestiques, tandis que les hommes s’en sortent encore avec environ 35 %. » On peut aussi être déçue de ses propres compétences parentales, alors qu’on pensait accomplir ce rôle sans effort.
Autre raison qui pousse certaines femmes dans leurs derniers retranchements : le fait que leurs besoins ne soient pas satisfaits. On parle ici de besoins physiques ou affectifs, ainsi que de tout ce qui concerne l’estime de soi ou le sentiment d’accomplissement. Voilà qui me rappelle les propos de Susie, maman de six enfants, qui a requis l’anonymat. « Avoir un peu de temps toute seule, c’est vraiment essentiel pour moi. Quand je passe trop de jours sans avoir un moment à moi, ça paraît. Il y a plus de risques que je perde patience.»
Enfin, les travaux de la professeure Ou révèlent que la situation dégénère quand les femmes sont au bout du rouleau, stressées, épuisées, pressées, anxieuses, désespérées, coincées. Un verre de lait renversé qui ne nous ferait pas un pli normalement nous mettra peut-être en rage après une mauvaise nuit due à la poussée dentaire du petit dernier.
Susie se souvient d’ailleurs que les éléments déclencheurs étaient plus nombreux à l’époque où son conjoint avait un horaire de travail imprévisible. « Il était souvent parti, et on l’apprenait tout le temps à la dernière minute. “Demain, je m’en vais à Val-d’Or, après ça, je passe par Québec et je m’en vais à Rimouski.” C’était complètement chaotique et souvent, je finissais par passer la semaine seule avec les enfants. »
Des gens au bout du rouleau, l’équipe de Première Ressource en croise beaucoup. Cet organisme à but non lucratif offre des services de soutien téléphonique aux parents de façon anonyme et gratuite. « En ce moment, il y a beaucoup de stress dû à l’employabilité, au coût de la vie, au logement, aux places en garderie… Il y a aussi du stress au travail. Il y a du stress partout. C’est là que ça déborde », affirme Audrey Gosselin, qui était directrice générale adjointe de l’organisation au moment de l’entrevue.
Première Ressource répond à un besoin qui n’est pas réellement pris en compte par le système. « Quand on vient d’accoucher et qu’on quitte l’hôpital, le personnel médical nous dit : “Si jamais vous vous sentez complètement à bout parce que le bébé pleure trop, voici des ressources.” Leur objectif est de prévenir le syndrome du bébé secoué. Mais la rage peut survenir quand l’enfant a 2 ans, 4 ans, 17 ans. L’élastique trop étiré, c’est à tous les âges », fait remarquer Audrey Gosselin.
Première Ressource reçoit régulièrement des appels pour des accès de rage. « Chez nous, on n’appelle pas ça mom rage, dit Audrey Gosselin. D’abord parce que les parents qui nous consultent et qui vivent cet état, ce ne sont pas juste des mamans, ce sont aussi des papas. Ensuite, parce que c’est plutôt péjoratif, dit comme ça. Les gens qui nous consultent à ce sujet ne se sentent déjà pas bien. Nous parlons plutôt d’épuisement, de découragement, d’isolement. »
C’est vrai que le terme mom rage peut avoir l’air de culpabiliser les femmes. C’est plutôt le contraire que les autrices et scientifiques espèrent faire en traitant de l’expérience des mères indépendamment de celle des pères. L’autrice et artiste américaine Minna Dubin affirme ainsi dans son livre que la rage des
mères est une réaction « aux circonstances culturelles oppressives » qui les affectent. Elle fait ici référence au système patriarcal, mais aussi aux injonctions qui accompagnent la maternité : douceur, reconnaissance, dévouement. La professeure Christine Ou prévoit néanmoins de se pencher sur la colère des pères prochainement, puisque la littérature scientifique présente des conclusions contradictoires quant à savoir si les hommes éprouvent ou non de la colère intense après la naissance d’un enfant.
Quand une explosion survient, qu’elle soit le fait d’un homme ou d’une femme, l’important est de ne pas se comporter comme si rien n’était arrivé. Audrey Gosselin propose d’en faire une situation d’apprentissage pour l’enfant. « Quand un parent déborde ou pose un geste regrettable, on pourrait penser que l’enfant ne va retenir que ça. Mais vraiment pas ! L’enfant va aussi retenir que le parent s’est excusé et qu’il s’est engagé à faire mieux. L’enfant comprend que les parents ne sont pas parfaits et que personne n’a à être parfait non plus. »
Les mots durs qui se déversent lorsqu’on est sous l’emprise de la rage peuvent venir de loin. Ce sont toutes les mauvaises expériences qu’on a eues qui ressortent, selon Geneviève Mageau, professeure au Département de psychologie de l’Université de Montréal. « La plupart des gens ont grandi en se faisant dire quoi faire ou en se faisant crier après. »
La chercheuse estime que la rage pourrait être en partie liée à la confusion quant aux bonnes pratiques en matière de parentalité. Ces dernières décennies, « on a dit aux parents de ne pas crier, donc leur ton est devenu mielleux. Mais si une mère est fâchée et que son ton est mielleux, c’est incohérent pour l’enfant. » Il ne comprendra pas que la consigne doit être respectée tout de suite, que la limite est atteinte. Bref, il va continuer à étirer le fameux élastique.
Surtout, intervenir à coups de « voyons, mon petit poussin d’amour » revient à réprimer sa colère, une méthode de gestion des émotions inefficace, comme l’ont montré de multiples études. « Supprimer la colère, ça fait exploser après », explique Geneviève Mageau. Elle a étudié les formes d’expression de la colère maternelle et constaté que la technique qui consiste à rappeler la règle et les attentes, c’est-à-dire à répéter les limites, est une bonne façon de canaliser cette énergie, en plus d’être associée à un meilleur état psychologique de l’enfant.
Pour prévenir l’atteinte d’un état de rage, le truc de la chercheuse est de passer à l’action. « Quand notre
réserve de patience est basse, on peut dire à notre enfant quelque chose comme : “En ce moment, mon niveau de patience est gros comme un grain de riz.” » L’enfant apprend alors à considérer l’autre.
On peut aussi intervenir de façon concrète pour éliminer l’irritant. « Si ça fait plusieurs fois qu’un élément crée une difficulté, il est possible de l’enlever pour quelque temps. Souvent, les parents n’osent pas retirer les jeux vidéo ou l’accès à Internet, mais on peut le faire le temps que l’enfant comprenne le problème. »
Geneviève Mageau recommande également d’instaurer un climat de respect à la maison à l’aide du livre Parler pour que les enfants écoutent, écouter pour que les enfants parlent. Oh non, pas un autre livre sur la parentalité ! La professeure m’assure que celui-là est aidant, bien qu’il date de… 1980 ! Avec sa collègue Mireille Joussemet, elle a d’ailleurs mené un essai randomisé contrôlé (la Cadillac en science) qui a démontré l’effet positif du programme sur lequel est basé ce livre.
La chercheuse nous invite à ne pas faire une affaire personnelle du comportement inapproprié des enfants. « Souvent, on attribue les comportements à leur personnalité ou à leur manque de gratitude. Il faut se rappeler qu’ils sont en développement et qu’ils n’ont pas nécessairement la capacité de se réguler. Comme vos enfants, par exemple : ils voulaient juste beaucoup d’ananas… »
Au-delà de ces conseils parentaux, quelle est la solution ? La réponse à cette question sera différente pour chacune, dit la psychologue Lory Zephyr. « Pour certaines mères, ce sera “eille, j’ai besoin d’une semaine de repos”. Pour d’autres, “faut que je travaille ma relation conjugale”. Pour d’autres encore, trouver des ressources communautaires ou demander l’aide des grands-parents comptera pour beaucoup. »
Une réflexion sociétale s’impose également, juge Valérie Doran. Cette mère de deux filles se souvient d’un moment marquant où elle s’est énervée au-delà du raisonnable. Il était 21 heures et ses poulettes, alors très jeunes, ne voulaient toujours pas dormir. Elle a explosé. « J’ai pris ma plus jeune et l’ai montée brusquement dans son lit à deux étages. Je ne voulais pas la blesser, mais elle avait des bleus sur les bras le lendemain. Le geste a surtout généré de la crainte chez mes filles. Je me suis sentie tellement mal. »
La garderie a appelé la Direction de la protection de la jeunesse. Des vérifications ont été faites, Valérie a tout raconté et le signalement n’a pas été retenu. La mère était soulagée, mais elle a ensuite eu l’impression d’être abandonnée. « Personne ne m’a demandé si j’allais bien, si ça allait à la maison. J’ai compris que je ne serais pas accompagnée… »
C’est ce genre de témoignages qui poussent la chercheuse Christine Ou à militer pour que le Canada adopte une stratégie nationale en matière de santé mentale périnatale, à l’instar de la Grande-Bretagne et de l’Australie. Alors que chaque province gère la question à sa façon, il faudrait assurer un minimum de ressources pour le diagnostic et le soutien aux parents. « J’ai l’impression que je vais devoir continuer à taper sur le clou jusqu’à ce que quelqu’un y prête attention ! C’est un sentiment que tant de femmes ressentent. Comment pouvons-nous l’ignorer ? »
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