On dirait un mirage planté dans le sable du Qatar, émirat du Moyen-Orient : un immense campus futuriste où enseignent des professeurs parmi les meilleurs du monde. Où garçons et filles étudient côte à côte. Et préparent l’avenir de tout le monde arabe. Châtelaine en revient.
Yara Darwish, 20 ans, est drapée de jais de la tête aux pieds. Mais des talons hauts dépassent de son abaya (longue robe noire). Rouge à lèvres rose, regard pétillant, démarche assurée, elle parle un anglais impeccable. « J’ai tellement changé en trois ans ! lance-t-elle. J’ai pris confiance en moi. »
La jeune fille, qui étudie le journalisme dans une université américaine, peut désormais envisager une carrière dans les médias. Tout ça sans quitter son pays. Une existence dont les Qataries des générations précédentes n’auraient jamais osé rêver.
Ce rêve s’appelle HBKU : l’Université Hamad bin Khalifa (du nom de l’actuel émir du Qatar), qui abrite en plein désert les antennes – facultés à l’extérieur du pays – de huit universités internationales réputées. Objectifs : enrayer la fuite des cerveaux, favoriser l’accès des filles à l’enseignement supérieur, attirer les meilleurs étudiants et professeurs étrangers, et ainsi profiter à l’ensemble du monde arabe.
Adieu pétrole, bonjour cerveaux
Considéré comme le pays le plus riche du monde grâce à son pétrole et à son gaz naturel, le petit émirat sait que ses réserves ne sont pas inépuisables. Il investit donc des milliards pour devenir, d’ici 2030, une économie du savoir. C’est dans ce but qu’est née, en périphérie de Doha, la capitale, une Cité de l’Éducation où se trouvent écoles primaires et secondaires, un parc des sciences et technologies, ainsi que le campus de HBKU, qui dispense les formations dont le Qatar a le plus besoin.
Le journalisme est ainsi enseigné par la Northwestern University – là où Yara est inscrite ; la médecine par le Weill Cornell Medical College de New York ; le génie par la Texas A&M ; le commerce et la gestion par les HEC Paris. Dans les années à venir, d’autres universités s’ajouteront. Plusieurs nouveaux bâtiments sont déjà en construction, dont une gigantesque bibliothèque.
Créée au début des années 2000, HBKU accueille aujourd’hui 2 300 étudiants. Moins de la moitié sont qataris ; les autres viennent du Brésil, des États-Unis, de la France, de l’Inde, du Kenya, du Pakistan, de l’Arabie saoudite… en tout, près de 70 pays. Les étrangers paient le même tarif qu’à l’université mère (mais peuvent obtenir des bourses ou des prêts qu’ils n’auront pas à rembourser si, après leurs études, ils restent au Qatar pour travailler). Quant aux Qataris, leurs frais sont réglés par l’État. « Nos professeurs, pour la plupart issus [des universités de l’Ivy League,] prestigieuses universités du nord-est des États-Unis, sont tous excellents », soutient Tala Hammash, une Jordanienne de 20 ans qui bénéficie d’une bourse de Georgetown couvrant ses droits de scolarité. « Ils sont exigeants, mais leurs cours sont stimulants, et ça nous force à nous dépasser. »
Et ils ont ce qu’il faut pour y arriver. Les groupes sont de taille réduite, les étudiants ont un accès direct à leurs enseignants et profitent d’équipements – informatiques et audiovisuels notamment – de pointe et de spacieux locaux ultramodernes. Même chose pour les installations sportives (piscine, gymnases…) et de loisirs (bowling, cinémas…), et pour les résidences (surtout occupées par les étrangers, les Qataris de Doha rentrant chez eux le soir).
Les filles s’imposent
Un brouhaha joyeux s’élève d’un couloir du Weill Cornell Medical College. Des filles, tout de noir vêtues, discutent entre deux cours. D’autres surfent, un portable sur les genoux. Assise par terre en tailleur, Ghoroor Ahmed, 19 ans, [teint caramel velouté et sourcils épais dessinés à la mode d’ici,] envoie des textos. « Le plus dur, raconte-t-elle, a été de m’adapter à l’anglais, [indispensable pour suivre les cours et pour communiquer avec les professeurs]. Mais je serai dans cinq ans un des médecins dont mon pays a tant besoin… un avenir meilleur que tout ce que j’aurais pu imaginer. »
Futures journalistes, ingénieures, médecins, designers… les Qataries sont des centaines à étudier à HBKU. Armées de leurs diplômes, elles s’apprêtent à grimper tous les échelons de la société. Une véritable révolution avec, comme figure de proue, la Sheikha Mozah bint Nasser Al Missned (voir encadré). Diplômée en sociologie, la deuxième épouse de l’émir Hamad bin Khalifa est une ardente défenseure de l’éducation des femmes et de leur participation à la vie publique. Un modèle pour les jeunes filles de son pays.
Les femmes sont majoritaires (environ 60 %) dans les universités du campus. Notamment parce que les familles qataries, qui envoient volontiers leurs fils étudier en Angleterre ou aux États-Unis, préfèrent garder les filles à la maison. En étant inscrites à HBKU, elles ont tout de même l’occasion de participer à des voyages d’études en Asie, en Europe ou aux États-Unis, ou de suivre des cours dans leur université mère. Toujours accompagnées d’un chaperon, le plus souvent leur père ou un frère.
Le Qatar obéit aux règles de l’islam wahhabite (intégriste), tout comme l’Arabie saoudite voisine. Mais, obligé d’importer l’essentiel de sa main-d’œuvre, le pays de 1,7 million d’habitants compte 80 % d’étrangers (le plus haut ratio de la planète) pour à peine 250 000 Qataris. Il est donc beaucoup plus tolérant et ouvert sur le monde.
Dragueurs s’abstenir
Ici, les femmes conduisent (beaucoup d’étudiantes viennent d’ailleurs au campus avec leur voiture ou y sont déposées par le chauffeur de la famille), marchent dans la rue sans être escortées, votent comme les hommes aux élections municipales… Et trois athlètes féminines (dont une nageuse) ont participé aux J.O. de Londres – une première. Si l’alcool est banni des lieux publics, les étrangers peuvent obtenir un permis pour en consommer chez eux et rien n’empêche de prendre un verre dans les bars et les boîtes de nuit des hôtels internationaux.
Mais, règle intégriste oblige, les étudiantes ne sont guère accoutumées à côtoyer des gars et sont souvent intimidées lorsqu’elles arrivent dans l’environnement mixte de HBKU. Comme Souad Aqeel, 20 ans, yeux d’or noir et sourire avenant. « Au début, j’étais mal à l’aise, raconte l’étudiante en génie électrique [et informatique à l’antenne qatarie de l’université Texas A&M.] Je me suis habituée, mais je reste conservatrice dans mes interactions avec les garçons : ça fait partie de ma culture. »
Que ce soit au majlis (salon étudiant) ou au food court (foire alimentaire à l’américaine), les filles et les gars s’attablent séparément – comme ils le font à l’extérieur du campus, dans les restos du souk Waqif par exemple. « Tout ce qu’on fait ensemble, c’est d’étudier, précise Faten Aqeel, sœur cadette de Souad, 17 ans, silhouette menue et regard azur. Selon les principes de l’islam, il y a des limites aux interactions hommes-femmes : on ne se fréquente pas en dehors des heures de cours. » Les professeurs s’efforcent cependant de faciliter les échanges en classe et le travail en équipe, qui doit parfois être réalisé après les cours. Mais, chose sûre, les étudiants internationaux qui voudraient draguer sont clairement informés des bornes à ne pas franchir !
Abaya, niqab ou jean
À l’université comme ailleurs, les Qataris ne dévoilent aucune partie de leur corps. Les hommes revêtent la dishdasha (longue chemise blanche) et le keffieh (blanc ou rouge et blanc) ; les femmes portent l’abaya et le sheila (foulard) noirs ou, plus rarement, le niqab (ne laissant voir que les yeux). Les étudiantes personnalisent leur tenue avec des sacs à main branchés, des lunettes griffées et autres talons vertigineux.
Si l’on ne croise ni ventres à l’air ni microjupes, jeans et t-shirts ne sont pas rares à HBKU. Les Qataris ne forment que 44 % de la clientèle du campus et les étudiants internationaux ne sont soumis à aucun diktat vestimentaire… si ce n’est celui de rester « modestes » (épaules et genoux couverts). « Je m’habille comme je veux », dit Tala Hammash, qui arbore une opulente chevelure blonde bouclée et une robe longue à broderies multicolores.
Tout est parfait – sauf le nightlife !
Un méga désordre régnait dans les « dortoirs » des filles le jour de ma visite. Ce n’est pourtant pas faute d’espace pour ranger ! Bien plus que des dortoirs, ce sont de véritables appartements, plus vastes et mieux meublés que ceux des universités américaines. Composés d’une, de deux ou de trois chambres (pour deux personnes chacune), ils comprennent une cuisine, une salle de bains et un salon. Pour environ 4 000 $ par an par personne.
« Tout ce qui manque ici, c’est le nightlife, remarque Yara Darwish. Mais si on veut vivre dans une communauté tissée serré et avoir la possibilité de s’engager dans une foule d’activités passionnantes, alors c’est le bon endroit. » Iraquienne d’origine et résidente permanente du Canada (ses parents vivent en Ontario), Rashad Al-Aani, 20 ans, est d’accord. L’étudiante en communication à l’Université Northwestern Qatar a de multiples activités parascolaires. « J’ai notamment contribué à l’organisation d’une campagne de sensibilisation pour le don d’organes, dit la volubile jeune femme au visage encadré d’un hijab bleu ciel. C’était une première ici ! » Inscrite en politique et économie internationales à Georgetown Qatar, Tala Hammash, pour sa part, joue dans l’équipe féminine de basketball de l’université.
Si elles consacrent une bonne partie de leurs loisirs à la famille, les Qataries trouvent aussi du temps pour des sorties entre filles au resto, au cinéma, à la plage (la plupart sont privées et le bronzage a la cote) ou dans les luxueux centres commerciaux de Doha.
Le mariage ? Bah…
Aucune des filles rencontrées ne semble toutefois pressée de se marier – préférant plutôt terminer ses études et s’assurer un bel avenir professionnel. « Si le mariage est en baisse, c’est le problème des hommes, pas le nôtre, croit Yara Darwish. Ils ont peur de nous parce que nous sommes plus instruites ! »
Quelques étudiantes sont néanmoins mariées et ont des enfants. Et si certaines abandonnent les études après avoir convolé, d’autres reviennent après leur grossesse et parviennent à concilier famille et études. Un autre cheval de bataille de la Sheikha Mozah.
L’évolution est indéniable. « Nos étudiantes ont des rêves et sont très ambitieuses, observe Diane Mikhael, une Libanaise qui enseigne les arts graphiques à Virginia Commonwealth University in Qatar. Beaucoup de nos diplômées occupent des postes importants et deviennent des leaders. »
Comme leurs confrères masculins, les Qataries sont conscientes d’être privilégiées : seuls les élèves les plus brillants sont admis à HBKU. Et elles se sentent redevables envers leur pays, qui a réglé leurs droits de scolarité. « Je veux faire partie de la croissance dynamique du Qatar et y améliorer le journalisme, qui en a grand besoin, conclut Yara Darwish, Avec les compétences que j’acquiers, j’espère pouvoir conscientiser le public à tous les changements en cours dans notre société. » Inch’Allah !
Sheikha Mozah : l’éducation avant tout
Son charisme et sa beauté ont fait de la Sheikha Mozah la figure la plus connue du Qatar. Considérée comme l’une des femmes les plus influentes du monde arabe, elle est la seule des trois épouses de l’émir Hamad bin Khalifa Al Thani à paraître en public. Elle est la mère de 7 de ses 24 enfants.
Voilée et vêtue de noir comme toutes les Qataries quand elle est dans son pays, la Sheika arbore de flamboyantes tenues – turban assorti – lorsqu’elle accompagne son mari en voyage officiel en Occident. On l’a aussi photographiée en pantalon et chemisier beiges durant son déplacement dans un camp de réfugiés au Kenya, en 2012. Elle y préparait son nouveau projet, Educate a child, qui vise à favoriser l’accès à l’école primaire aux 61 millions d’enfants qui en sont privés dans le monde.
La Sheikha Mozah est à l’origine de la loi qui a rendu l’éducation obligatoire et gratuite au Qatar en 2001. Elle préside la Fondation du Qatar pour l’éducation, les sciences et le développement social, qui finance le Sommet mondial pour l’innovation en éducation (WISE), lequel se déroulera comme chaque année à Doha à la fin d’octobre 2013. La Sheikha est aussi ambassadrice de l’Unesco pour l’éducation de base et l’enseignement supérieur.
Quelques chiffres…
- 63 % des étudiants universitaires au Qatar sont des femmes, mais celles-ci ne représentent que 12 % de la main-d’œuvre du pays.
- 60 % des Qataries qui travaillent ont un diplôme universitaire, contre seulement 40 % des hommes.
- Le salaire des femmes qataries est de 25 % à 50 % moins élevé que celui des hommes. Celui des travailleurs étrangers est toutefois nettement plus bas que celui des Qataris – surtout celui des femmes.
- Le taux de chômage global est de 0,6 % (0,1 % pour les hommes ; 3,3 % pour les femmes).
- PIB par habitant : 98 900 $ pour le Qatar (40 500 $ pour le Canada).
(Sources : Labor Force Survey, Qatar Statistic Authority, novembre 2011 ; CIA The World Factbook, estimations 2011 pour le PIB.)