Chaque jour, dans les parcs de Stockholm, le babil des petites frimousses installées dans leur poussette pour une sortie au grand air. Les mains bien arrimées aux poignées, des papas, par centaines, en congé parental. Certains en profitent pour faire leur jogging, d’autres déambulent nonchalamment en conversant avec des copains. Bienvenue en Suède, l’une des nations les plus égalitaires de la planète.
La cinquième nation au monde à ce chapitre, en fait, selon le Forum économique mondial. Un pays modèle où il fait bon vivre, où des pères assument leurs responsabilités familiales pendant que les mères sont au travail.
D’ailleurs, les Suédoises gagnent 82 % du salaire de leurs collègues masculins pour un travail équivalent. Pas mal si on les compare aux Canadiennes, dont le revenu équivaut à seulement 71 % de celui de leurs pairs. Quant au congé parental, il compte 480 jours, que mère et père se répartissent comme ils le veulent.
Du mythe à la réalité
Mais entre la réputation et la réalité, il y a un écart. Et il est de plus en plus grand. « Méfiez-vous des clichés ! Il ne faut pas croire que chez nous, tout est parfait. D’abord parce que c’est faux, ensuite parce que c’est dangereux : ça nous incite à nous contenter de nos acquis », prévient Hillevi Ganetz, professeure et chercheuse en études du genre, à l’Université de Stockholm.
Cette pétillante quinquagénaire aux lunettes rondes observe comment Suédois et Suédoises cohabitent depuis la vague de dénonciations #JagOckså (#MoiAussi) qui a déferlé à partir de 2017. Au royaume des politiques sociales et des records de parité, elle a pris la forme d’un tsunami. L’onde de choc y a été la plus importante au monde après celle qui a ébranlé les États-Unis, selon la spécialiste.
Cette année-là, 456 actrices ont dénoncé les discriminations sexistes qu’elles subissaient dans les coulisses de l’industrie du spectacle. Plus de 70 000 Suédoises issues de tous les milieux sociaux et professionnels leur ont emboîté le pas pour crier leur ras-le-bol au moyen de pétitions, de manifestations et de témoignages publiés sur les réseaux sociaux. Celles qui n’avaient pas obtenu une promotion parce qu’elles étaient femmes, celles que leur conjoint violentait, celles qu’on sifflait dans la rue. Et toutes les autres.
« Elles étaient déjà bien conscientes des discriminations sexistes qu’elles enduraient au quotidien, mais les dénonciations qui ont lancé le mouvement #MoiAussi leur ont donné la force de transformer leur colère individuelle en indignation collective », m’explique Hillevi Ganetz.
La Suède s’est alors réveillée avec un sérieux mal de tête. D’octobre à décembre 2017, plus de 16 000 reportages et enquêtes sur le sujet ont alimenté la presse nationale. C’est presque 200 textes par jour. Dans une enquête de l’organisme statistique Brå menée cette année-là, plus d’une Suédoise sur dix se déclarait victime d’inconduites sexistes et sexuelles. Six ans plus tard, de nouvelles dénonciations pour violences liées au genre paraissent encore chaque semaine. Comme si le puits était sans fond.
Près des caisses des supermarchés de Stockholm, l’actrice Cissi Wallin fait la couverture des magazines qui suivent la bataille judiciaire qu’elle mène contre son présumé agresseur depuis près de trois ans. Dans le cadre du mouvement #MoiAussi, cette personnalité a accusé le journaliste-vedette Fredrik Virtanen de l’avoir droguée et violée – elle l’a nommé sur les réseaux sociaux. Ce dernier a répondu par une poursuite et l’actrice a finalement été condamnée pour diffamation.
Cissi Wallin a porté sa cause en appel et l’a perdue. Mais elle est ainsi devenue l’emblème du débat qui divise aujourd’hui le pays entre ceux et celles qui réclament justice, et les autres, qui ignorent le problème en accusant les femmes de salir la réputation des hommes qu’elles dénoncent, estime Hillevi Ganetz. Depuis #MoiAussi, au moins 12 femmes ont été poursuivies pour diffamation après avoir dénoncé leur agresseur. Toutes ont interjeté appel, mais aucune n’a obtenu gain de cause.
« Le message qu’envoient ces procès est clair : si on dénonce son agresseur, on commet un crime. Une partie de la population, les féministes en particulier, y voit une façon de faire taire les victimes », affirme la professeure Linnea Wegerstad, qui enseigne le droit pénal et la théorie juridique féministe à l’Université de Lund, dans le sud du pays.
Le changement à bras-le-corps
Lunettes de soleil sur le nez, longs cheveux bruns noués en chignon et sourire engageant, Amanda Lundeteg m’attend à la terrasse d’un café qui offre une vue sublime sur la mer Baltique. Son accueil est chaleureux. Il n’a d’ailleurs suffi que d’un courriel pour la convaincre de me parler de son expérience de trentenaire.
C’est sur les bancs de l’Université d’Uppsala qu’Amanda Lundeteg a pris conscience qu’être une femme ne lui offrirait pas les mêmes possibilités de carrière qu’à ses condisciples masculins. Elle ne l’avait jamais remarqué avant. Dans ses cours de marketing et de commerce international, il y avait pourtant autant de filles que de garçons. « Mais ces derniers étaient toujours plus bruyants, ils monopolisaient souvent la parole en classe. Sans oublier les professeurs, presque tous des hommes, qui ne parlaient du monde du travail qu’au masculin : “patron”, “chef d’entreprise”, “entrepreneur” », énumère-t-elle.
Dès lors, elle tâche de transformer son indignation en un moteur de changement. Diplôme en poche, elle entre comme stagiaire à la Fondation AllBright, un organisme indépendant de Stockholm qui évalue l’intégration des femmes dans le milieu des affaires. « J’ai compris que même si la plupart des entreprises suédoises sont proches de la parité pour l’ensemble de leur personnel, les femmes n’ont jamais représenté plus de 27 % des postes de direction. On doit le faire savoir pour que la situation évolue », dit-elle.
Dix ans plus tard, Amanda travaille toujours à la Fondation AllBright. En tant que directrice, désormais. Elle a aussi rencontré un homme qui partage ses valeurs féministes, avec qui elle est mariée et a eu deux enfants. « On a eu de longues conversations pour bâtir une relation égalitaire avant de décider de fonder une famille ensemble, lâche-t-elle. On s’est partagé les congés parentaux comme on le fait pour les trajets à l’école, et on prend soin des petits à tour de rôle quand ils sont malades. »
Pour elle, l’égalité dans la vie privée est une condition préalable à celle qui doit être mise en avant dans la vie professionnelle. Elle constate toutefois que tous les hommes ne sont pas prêts à laisser les femmes prendre la place qui leur revient.
L’équité au travail ?
Bien sûr, le mouvement #MoiAussi a fait évoluer certaines mentalités. Les entreprises, notamment, s’efforcent d’atteindre la parité hommes-femmes au sein de leurs équipes de gestionnaires. Et la Fondation AllBright n’est pas étrangère à cette prise de conscience : depuis 2012, elle publie chaque année une liste rouge des sociétés suédoises qui se refusent à adopter des mesures plus équitables. Et, bien sûr, aucun patron ne veut y figurer !
Avec son équipe, Amanda Lundeteg offre désormais à ces sociétés un service pour les aider dans cette voie : documenter les pratiques discriminantes, puis les abolir, revoir ensuite les processus d’embauche et d’octroi des promotions, et conseiller les gestionnaires pour qu’ils s’impliquent dans la lutte.
Malgré cela, la directrice peine à croire que sa mission touchera un jour à sa fin. En fait, la liste rouge d’AllBright ne s’achève jamais. « On reçoit constamment de nouveaux témoignages de femmes qu’on a découragé de poser leur candidature à des postes supérieurs ou qui touchent des salaires moindres à responsabilités égales. Il faut encore se battre pour gagner notre place, mais aussi pour la garder », dit-elle en soupirant.
Elle s’inquiète en outre de la montée de l’extrême droite qui menace son pays. Un Suédois sur cinq a voté pour les partis radicaux en septembre 2022 et le pays est repassé aux mains de la droite après huit années de gouvernance à gauche. « Je vois que le débat national porte de plus en plus sur l’exclusion plutôt que sur l’inclusion. Nous ne sommes plus dans le peloton de tête en ce qui concerne l’intégration des femmes au travail, et l’avenir me fait peur », résume-t-elle.
Une étude sur l’égalité des sexes et le sexisme publiée par l’Université de Göteborg, à l’automne 2022, révèle justement qu’en Suède, les hommes – notamment ceux âgés de 18 à 35 ans – sont encore nombreux à voir l’intégration des femmes dans le milieu du travail comme une menace à la progression de leur propre carrière.
Comment l’atteinte de l’équité entre les sexes pourrait-elle se faire sans eux ? « On réalise enfin que l’espoir d’une Suède plus égalitaire repose précisément sur l’éducation des jeunes hommes », avance le travailleur social Mohamed Musa, attablé dans la cuisine de Macho Fabriken (Fabrique de Machos, en suédois). Cet OBNL de Stockholm a pour mission de sensibiliser les adolescents au sexisme. Derrière lui, une affiche accrochée au mur est sans équivoque : « La jalousie n’est pas romantique ».
Les recours à l’organisme Macho Fabriken ont monté en flèche ces dernières années. Que ce soit dans les écoles, les universités ou les clubs sportifs, les interventions, jadis mensuelles, sont désormais hebdomadaires. « Les jeunes sauront éliminer les disparités si on leur apprend à déjouer les pièges de notre culture machiste, poursuit-il. À l’ère d’internet et avec tout ce qui s’y trouve, il faut leur parler de masculinité toxique et leur montrer que virilité ne rime pas avec violence ni sexisme. »
Donner l’exemple
En plein apiritif (apéro, en suédois) dans un parc du centre-ville de Stockholm, Clara Guillon me confie n’avoir jamais souffert de discrimination dans son pays. Mais elle est consciente que les hommes ne mettent pas toujours les femmes sur le même pied qu’eux. « Notre culture est très pudique. Les hommes ne montrent pas beaucoup leurs émotions, car la société s’attend à ce qu’ils soient forts et virils », avance cette grande blonde de 26 ans, responsable du marketing pour un fabricant de spiritueux.
Son collègue, Corentin Coubes, nuance. « C’est vrai, mais c’est aussi le cas dans beaucoup d’autres pays. C’est même pire dans les cultures latines », commente cet expatrié français.
Alors, mieux ou pire qu’ailleurs, la Suède ? La chercheuse Hillevi Ganetz juge que là n’est pas la question. « Peut-être qu’on a élevé la Suède au rang de modèle parce que les autres pays ont besoin de croire qu’une société meilleure pour les femmes est possible, suggère-t-elle. Mais même si #MoiAussi a montré que notre modèle est imparfait, les Suédoises demeurent exemplaires dans leur capacité à s’indigner. Rien n’est plus dangereux que le déni ou l’indifférence. »
Reste à consolider les acquis et à poursuivre le combat. Un signe encourageant : la création, en 2018, de l’Agence nationale pour l’égalité des genres, qui fait bouger les choses, notamment en menant des campagnes pour encourager les victimes à porter plainte. « Les gens ont de plus en plus tendance à signaler les discriminations sexistes et les inconduites. C’est très encourageant ! » fait valoir Josefine Jacobsson, ex-journaliste spécialisée dans les affaires de justice sociale, aujourd’hui conseillère en communication de l’Agence.
Le gouvernement a aussi adopté, en 2019, une loi qui élargit la définition du viol à tout acte sexuel commis sans consentement. Les victimes n’ont donc plus à prouver que cette agression a eu lieu sous la menace ou la violence. Le seul fait de ne pas être consentante constitue un viol. Un an après l’instauration de la loi, le nombre de condamnations pour ce délit a augmenté de 75 %, selon le Conseil national de la prévention de la criminalité. Une hausse qui s’explique notamment par la déferlante #MoiAussi, qui a libéré la parole des femmes.
Au moment de mon passage à Stockholm, un livre figurait dans toutes les vitrines des librairies de la ville. Sur sa couverture, les mots « Me » et « Too » , rayés par de larges traits au feutre noir. Backlashen – Metoo och revolutionen som stoppades (traduction libre : Contrecoup – MoiAussi et la révolution stoppée) est l’œuvre d’Irena Pozar, journaliste et rédactrice en chef de la publication Vecko Revyn, cousine scandinave de Châtelaine.
Je lui ai demandé pourquoi ce livre était nécessaire pour elle comme pour sa société. « Je l’ai écrit parce qu’après avoir célébré le mouvement #MoiAussi, je me suis rendu compte que chaque victoire du féminisme laisse craindre un contrecoup, une régression, fait valoir l’autrice. Les hommes ne réagiraient pas ainsi s’ils ne se sentaient pas menacés. Ça veut dire que nous avons fait quelque chose de bien – dénoncer – et nous allons continuer à le faire ! »
La Suède deviendra peut-être un jour le pays de l’égalité. Réellement.
Ce reportage a été financé par le Fonds québécois en journalisme international.
Les origines du modèle suédois
Pourquoi la Suède a-t-elle été érigée en fief féministe ? L’image des femmes vikings, qui jouissaient d’un statut relativement libre pour leur époque, n’y est pas étrangère. Mais il y a plus.
Ce statut, le pays l’a bâti en adoptant des politiques et des mesures égalitaires dans les années 1970. On pense ici à l’instauration d’un congé parental, tant pour les femmes que pour les hommes, et de services de garde accessibles, qui ont favorisé l’accès des mères au marché du travail. Le modèle scandinave était créé. Il a inspiré d’autres États occidentaux, dont le Québec, qui « a pris la Suède en exemple d’autant plus qu’il peut s’identifier à sa culture nordique et à son profil sociodémographique, très similaire », dit la sociologue québécoise Francine Descarries.
En 2014, le royaume scandinave a été le premier pays au monde à adopter une politique ouvertement féministe. Cela signifie qu’il s’engage moralement à s’assurer que toute décision politique internationale tient compte des conséquences pour les femmes et les minorités de genre. « Il est clair depuis le mouvement #MoiAussi qu’on a rattrapé la Suède au chapitre de l’égalité des genres, sauf sur ce dernier point, dont on devrait grandement s’inspirer », conclut Francine Descarries.
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