Société

Violences obstétricales : les cicatrices invisibles

Elles passent presque inaperçues parce qu’elles se déroulent dans le bureau du médecin ou dans le feu de l’action de l’accouchement. Mais les violences obstétricales laissent des traces indélébiles chez bon nombre de femmes.

Un frisson me parcourt alors que j’assiste à un atelier sur les violences obstétricales et gynécologiques. Des images de mes deux accouchements, survenus 15 et 17 ans plus tôt, remontent à la surface. Je revois l’épidurale trop forte qui m’anesthésie jusqu’au menton, la césarienne d’urgence, mon bébé qu’on amène à l’incubateur avec des explications vagues…

J’ai eu l’impression qu’on m’avait volé mon bébé. Ce n’est que 15 heures plus tard que j’ai enfin pu tenir mon fils aîné contre moi.

Est-ce que j’aurais, sans le savoir, subi des violences obstétricales? Autour de la table, sept autres femmes, des accompagnantes à la naissance et des militantes féministes, discutent de ce phénomène dont on parle encore peu sur la place publique. C’est précisément pour bien comprendre de quoi il s’agit que je suis ici.

La rencontre publique se termine. Heureusement, car j’ai la gorge serrée par l’émotion. L’animatrice, Lorraine Fontaine, coordonnatrice de l’organisme d’action communautaire Regroupement Naissances Respectées (RNR), s’en rend bien compte.

Le ton enflammé qu’a cette militante féministe dans la cinquantaine lorsqu’elle parle des droits des femmes s’adoucit soudain. Elle m’invite à éteindre mon enregistreuse et à raconter mon histoire… Ce que je fais, étonnée de ressentir avec autant d’intensité cette détresse ancienne.

Lors de mon deuxième accouchement, on m’a forcée à rester couchée sur le dos, l’une des pires positions pour supporter la douleur. Au moment de pousser, j’apprends que le médecin va faire une épisiotomie, une incision de mon périnée, pour éviter une déchirure. Pas moyen d’accoucher sans qu’on me découpe quelque part?

Lorraine Fontaine écoute mon récit sans m’interrompre. «Ce qui me touche, ce sont les cicatrices invisibles, dit-elle en posant une main apaisante sur mon épaule. Nous voulons faire prendre conscience aux femmes de ce qu’elles ont vécu afin qu’elles puissent guérir.»

Claudine Jouny, enseignante en soins infirmiers au cégep du Vieux-Montréal, se joint à la conversation. «C’est une violence insidieuse que les femmes ont intériorisée comme étant normale, puisque le personnel médical est en position de pouvoir», fait-elle valoir.

Les soignants abuseraient de ce pouvoir sans même s’en rendre compte, en imposant des interventions, en négligeant d’en faire d’autres, en omettant de demander aux patientes leur consentement avant de passer à l’action ou en leur manquant de respect. L’organisation de notre système de santé, où le personnel est débordé, augmenterait les risques d’abus.

Je ressors troublée de cet atelier. Ai-je vécu de la violence ou non? A-t-on ici affaire à une violence genrée, comme le soutiennent ces militantes?

La suite de #MoiAussi

Après #MoiAussi, ce mouvement de dénonciations d’agressions sexuelles porté par la fureur citoyenne il y a trois ans, les violences obstétricales et gynécologiques (VOG) s’ajoutent aux priorités des féministes. Le mouvement est mondial. En France, en 2014, le mot-clic #PayeTonUtérus a généré en moins de 24 heures plus de 7 000 dénonciations de propos sexistes et de violences sexuelles survenues pendant un accouchement ou dans le bureau du gynécologue lors d’un suivi annuel.

Résultat: le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes a mené une enquête et a conclu en 2018 que ce phénomène était répandu et qu’il fallait y mettre fin. En Belgique, la même année, la juriste Marie-Hélène Lahaye a publié l’essai Accouchement: les femmes méritent mieux (éditions Michalon), dans lequel elle dénonce une culture obstétricale misogyne. Au cours des 12 dernières années, le Venezuela, l’Argentine, plusieurs États du Mexique et un État du Brésil ont adopté des lois condamnant «l’appropriation du corps des femmes» par le personnel soignant.

Initiative locale

Au Québec, le Regroupement Naissances Respectées a lancé l’an dernier le site StopVOG.org, qui a recueilli à ce jour quelque 200 témoignages. Ces cris du cœur montrent bien que ces violences prennent de multiples formes, autant physiques que psychologiques.

Des exemples? Un gynécologue qui effectue un toucher vaginal de façon brusque, sans avertissement. Un omnipraticien qui procède à un examen des seins alors que sa patiente le consulte pour une infection urinaire. Des paroles dénigrantes pendant l’accouchement, telles que «Vous n’êtes pas capable de pousser mieux que ça?». Des menaces pour que la femme accepte l’utilisation du forceps : «Vous voulez que votre bébé meure?».

Jusqu’à récemment, les associations médicales semblaient douter de l’ampleur de ce problème au Québec. En 2019, un gynécologue a été radié deux ans par le Collège des médecins pour avoir tenu des propos à caractère sexuel à une patiente enceinte. La présidente de la Fédération des médecins spécialistes du Québec, la Dre Diane Francœur, a alors affirmé qu’il s’agissait d’un «cas isolé». Un an plus tard, le corps médical reconnaît que ces cas sont plus fréquents et diversifiés qu’on le pensait. Et qu’il faut agir. Le président du Collège des médecins du Québec, le Dr Mauril Gaudreault, souhaite d’ailleurs rencontrer les groupes de défense des droits des femmes pour en discuter. «On n’est pas dans une tour d’ivoire ici, même si ça a l’air de ça », lance-t-il avec un sourire, en faisant référence aux bureaux du Collège, au carrelage d’un blanc immaculé, situés au 35e étage d’une tour du centre-ville de Montréal.

Le Collège réprouve toute forme de violence gynécologique et obstétricale, plaide son président. «J’ai pratiqué comme médecin de famille pendant 45 ans, je suis sensible à cela et très empathique à l’égard de ce que peuvent vivre des femmes dans de telles situations. Et le Collège va prendre ses responsabilités.» Le Dr Gaudreault cite en exemple l’examen gynécologique. «On doit expliquer ce qu’on va faire, obtenir le consentement de la patiente, lui dire qu’elle peut nous demander d’arrêter à tout moment», indique-t-il.

Nous ne sommes pas seules

On n’a, pour l’instant, pas la moindre idée de l’ampleur du phénomène des violences obstétricales et gynécologiques au Québec. Des pionnières, comme la chercheuse en périnatalité Hélène Vadeboncœur, aujourd’hui à la retraite, ont étudié ces agressions dès les années 2000 pour en cerner la nature. Elles ne les ont par contre jamais quantifiées. Il est aujourd’hui prioritaire d’en mesurer l’étendue, d’après la chercheuse Audrey Ferron Parayre.

La professeure de droit à l’Université d’Ottawa prévoit d’ailleurs s’atteler à cette tâche avec sa consœur de l’UQÀM Sylvie Lévesque, spécialiste de la violence à l’égard des femmes. «Certains comportements sont très graves. D’autres le sont moins, mais peuvent tout de même agresser les femmes, surtout lorsqu’ils s’additionnent», dit Audrey Ferron Parayre. Les soignants devraient garder en tête qu’une femme sur trois a déjà vécu de la violence sexuelle en dehors du contexte obstétrical. Se retrouver nue et en position de vulnérabilité peut raviver ce traumatisme.

La façon dont la femme perçoit la situation a aussi son importance. «Nous pouvons faire un parallèle avec les comportements sexuels dans notre vie de tous les jours, ajoute la professeure. Une personne peut se sentir agressée par un regard, tandis qu’une autre va être flattée. On ne doit pas non plus tomber dans l’autre extrême et victimiser des femmes qui ne se sentent pas agressées.»

Emmanuelle Quiviger, accompagnante à la naissance, est catégorique: quand une femme accouche seule ou qu’elle ne parle pas bien le français, le risque d’abus augmente. «Comme par magie, lorsque nous sommes présentes dans la salle d’accouchement, il y a beaucoup plus d’informations qui se donnent», note-t-elle.

Coordonnatrice de l’organisme Alternative Naissance, qui offre des services d’accompagnement dans la région montréalaise, Emmanuelle Quiviger est soucieuse de soutenir les femmes immigrantes ou vulnérables. Les accompagnantes lui rapportent souvent des cas pénibles. Un exemple parmi tant d’autres: un médecin qui s’adresse à son résident devant la nouvelle maman comme si elle n’était pas là: «Bon, elle est déchirée de bord en bord.» Un manque flagrant de délicatesse qui peut avoir un impact psychologique sur la patiente.

Avant de devenir accompagnante, Emmanuelle Quiviger, une grande brune à la carrure athlétique et au sourire chaleureux, a elle-même vécu un accouchement difficile en 2001 en raison du manque de considération de l’infirmière qui était à son chevet. «Préparez-vous à un accouchement de 48 heures, ça n’avance pas. Vous avez l’air de tellement souffrir maintenant, qu’est-ce que ça va être plus tard!» lui a-t-elle lancé. Elle lui a aussi intimé l’ordre de laisser dormir son conjoint sur le lit d’appoint, afin qu’il soit en forme pour la longue journée du lendemain. Seule toute la nuit, Emmanuelle a subi de très fortes contractions sans que personne ne se soucie d’elle. Puis, au petit matin, elle a senti que c’était le temps de pousser. «Je l’ai dit aux infirmières, mais personne ne me croyait.» L’une d’elles a fini par vérifier – la tête du bébé était déjà là – et elle a appelé le médecin d’urgence. «J’ai passé la nuit à me dénigrer en me répétant: “Moi qui me pensais forte, je suis une mauviette!”» s’exclame-t-elle.

Les femmes ont tendance à passer l’éponge dans de telles situations. «Le personnel médical nous dit qu’on a un beau bébé en santé. Mais il ne faut pas sous-estimer l’effet d’un accouchement qui se passe mal sur la suite des choses, poursuit-elle. Dans mon cas, l’allaitement a été très difficile au début. J’avais été tellement rabaissée que j’avais perdu confiance en moi.»

Les conséquences à long terme peuvent donc être importantes, que ce soit en lien avec l’attachement mère-enfant ou la santé psychologique de la femme, sa vie sexuelle, etc. Le personnel médical n’en a pas conscience puisqu’il n’a pas de contact avec ces nouvelles mamans une fois qu’elles sont à la maison. Mais les accompagnantes le constatent lors des suivis postnatals. Plus de la moitié des femmes ayant vécu de la violence verbale ou physique au moment de leur accouchement souffrent par la suite de dépression post-partum, selon une étude brésilienne publiée en 2017.

L’horreur à l’accouchement

Jacinthe Laporte a vécu un cauchemar lors de son premier accouchement, il y a 18 ans. Heureusement, d’autres naissances ont effacé le traumatisme de ce premier enfantement – elle est aussi mère de trois fillettes de 6, 4 et 2 ans. Une journée horrible, qu’elle me relate dans la cuisine baignée de soleil de sa maison de Notre-Dame-de-Grâce à Montréal, aux murs tapissés de dessins d’enfants.

Après plusieurs heures de contractions, elle demande une péridurale, qui ne donne pas le résultat escompté. «L’anesthésiste m’a manquée. J’avais encore mal, mais personne ne me croyait», confie la femme de 43 ans avec autant d’émotion que si c’était arrivé la veille. Elle se met alors à faire de la fièvre. Au bout de 22 ou 23 heures, le médecin se rend compte que le bébé a les épaules mal engagées.

«Il n’est pas de bonne humeur, il me dit d’arrêter de crier, mais c’est vraiment douloureux. On me donne une autre dose d’anesthésique dans le même cathéter mal installé (on le comprendra plus tard), par conséquent, ça ne fonctionne pas plus. La fièvre augmente, le bébé est en détresse cardiaque. Le médecin, qui a deux ou trois résidents autour de lui, décide d’aller chercher le bébé avec une ventouse. J’ai beau hurler que j’ai mal, rien n’y fait», raconte-t-elle d’une voix tremblante.

Suivent l’épisiotomie et la ventouse. Jacinthe, elle, bascule dans l’horreur. «Il y avait quatre hommes au pied du lit. L’un a coupé, un autre a tenu l’ouverture, alors qu’un troisième a entré sa main en moi pour tourner les épaules du bébé. C’était une boucherie ! J’ai eu l’impression d’un viol collectif.» Sa voix se brise. Elle réprime un sanglot.

Ce n’est qu’en portant son deuxième enfant, il y a six ans, qu’elle a pris la pleine mesure du traumatisme vécu. «Je ne voulais pas accoucher», se remémore-t-elle. Cette naissance, par césarienne, se passe un peu mieux. Mais le surlendemain de l’intervention, le personnel médical ignore encore une fois ses inquiétudes. Elle se plaint de chutes de pression et montre à l’infirmière les hématomes bleu foncé qui grandissent autour de sa plaie. Comme le médecin a déjà autorisé le congé de l’hôpital, l’infirmière refuse de le faire revenir à la chambre. Jacinthe insiste, mais personne ne veut rien entendre.

Une fois chez elle, elle perd connaissance. Le bleu des hématomes s’étend jusqu’à ses hanches. Elle retourne à l’hôpital, certaine que quelque chose ne va pas. Elle a une hémorragie interne. La plaie, mal cousue, s’est ouverte sous la pression du sang. Devant les dégâts, impossible de simplement recoudre. Elle en a pour deux mois à laver chaque jour cette lésion avant la guérison.

Enceinte de son troisième bébé, il y a cinq ans, Jacinthe comprend ce qui lui est arrivé. C’est une obstétricienne de l’hôpital de LaSalle qui met des mots sur sa détresse. «Tu as vécu des violences obstétricales, lui dit-elle. Et je pense que la seule chose qui peut t’en guérir, c’est d’accoucher avec une sage-femme.» Ce que Jacinthe fait.

Dans une ambiance zen et en pleine possession de ses moyens, elle met au monde sa fille à l’hôpital, mais sans aucune intervention médicale. «Ça m’a raccommodée…» dit-elle doucement. Un massage du périnée effectué par la sage-femme pendant l’accouchement a aussi empêché toute déchirure. Quand on accouche dans un endroit calme et une atmosphère sereine, on sécrète des endorphines, ces hormones de bien-être qui aident à supporter la douleur des contractions. «Ça a été 23 heures de pur bonheur. Je me sentais en sécurité, accompagnée», raconte Jacinthe. Pour la petite dernière, elle accouche en maison de naissance en à peine deux heures.

Une femme sur trois a déjà vécu de la violence sexuelle. Se retrouver nue et en position de vulnérabilité dans un contexte médical peut raviver ce traumatisme. (Photo: iStock.com/M_A_Y_A)

Peut-on choisir ?

Bien sûr, comme n’importe quel soignant, les sages-femmes ne sont pas à l’abri de commettre des violences obstétricales. Laisser une patiente se déshydrater ou attendre trop longtemps avant de la transférer de la maison de naissance vers l’hôpital en cas de pépin, c’est aussi de la violence.

Lorraine Fontaine en est tout à fait consciente. «On ne veut pas que la campagne de dénonciations soit perçue comme une guerre entre sages-femmes et médecins», affirme-t-elle. Un accouchement très médicalisé peut en effet être exempt de violence si la femme consent à chacune des interventions en toute connaissance de cause et qu’elle se sent respectée.

Près des trois quarts des femmes affirment en effet qu’il est primordial à leurs yeux de prendre elles-mêmes les décisions au sujet de leur accouchement, révèle une récente étude de l’Université de la Colombie-Britannique menée auprès de 2 000 nouvelles mamans. La moitié d’entre elles ont indiqué compter sur leur sage-femme ou leur médecin pour les guider dans leur choix.

Or, les femmes suivies par une sagefemme avaient senti un plus grand respect envers leurs décisions. Celles qui avaient été suivies par un médecin étaient plus nombreuses à avoir subi de la pression pour accepter une intervention, et il était plus fréquent que leur professionnel de la santé n’ait pas répondu à toutes leurs questions, faute de temps. Ce manque de considération ne survient pas seulement pendant l’accouchement, mais tout au long de la vie des femmes, lors des rendez-vous gynécologiques de routine. Un simple appel à tous lancé aux membres et sympathisantes du RNR a inondé ma boîte de courriels de récits troublants.

Comme celui de Jeanne, 26 ans, à laquelle plusieurs médecins ont prescrit des anovulants, même si les hormones la rendent dépressive. Elle a dû se battre pour obtenir un stérilet. Ou celui d’Anne, 64 ans, à qui le médecin ne voulait plus prescrire d’hormones parce qu’il estimait qu’elle les prenait depuis trop longtemps, alors que les symptômes de sa ménopause étaient si handicapants qu’elle ne pouvait plus travailler. Quant à Myriam, son obstétricien s’inquiétait qu’elle ait cessé de prendre du poids en fin de grossesse. Il a donc décidé, au moment où il avait les doigts dans son vagin pour un examen de suivi, de décoller le placenta pour provoquer l’accouchement, deux semaines avant la date prévue de la naissance. Sans l’avertir ni obtenir son consentement. Une intervention douloureuse qui a précipité l’accouchement sans que Myriam y soit prête.

Marie-Pier Landry, étudiante au doctorat en travail social, a elle aussi une collection d’histoires aberrantes à raconter, après avoir recueilli les témoignages d’une dizaine de femmes. «À une certaine époque, la société a pris conscience de la violence conjugale et a décidé qu’il fallait sortir la violence de la “chambre à coucher”. Il est maintenant temps de la faire sortir de la “chambre à accoucher”», lance-t-elle.

Sensibiliser les médecins

L’obstétricienne Marie-Josée Bédard, qui pratique depuis 30 ans, se remet elle-même en question. «J’ai probablement déjà fait des violences obstétricales de façon non intentionnelle», concède-t-elle. Élégante dans son tailleur noir, assise à son bureau de l’Université de Montréal, elle confie y réfléchir depuis qu’elle a entendu cette expression pour la première fois, il y a environ deux ans.

Un exemple? Elle a déjà refusé à des patientes une épidurale parce qu’elles étaient sur le point d’être prêtes à pousser. «Je les faisais attendre un peu, en leur disant: “Tu es presque rendue”. Peut-être que c’était de la violence…» À son avis, la forme la plus fréquente de violence obstétricale est l’absence de consentement éclairé. Un médecin annoncera ainsi à sa patiente : «On va déclencher votre accouchement», alors qu’il devrait plutôt dire pourquoi il pense qu’un déclenchement serait préférable et expliquer les risques en cas de refus. Les médecins veulent tellement sauver le bébé que, parfois, ils sont culpabilisants, estime la Dre Bédard, du CHUM. «Si la mère refuse une intervention, c’est son choix. Comme médecin, c’est difficile, parce que tu veux sauver des vies. Mais c’est comme ça», dit-elle.

Au cours de la dernière année, elle a beaucoup lu sur la question des violences obstétricales et gynécologiques. Il y a quelques mois, elle a présenté un atelier à ses collègues de l’Association des obstétriciens et gynécologues du Québec pour les sensibiliser au phénomène. Car les médecins qui risquent le plus d’en commettre sont évidemment ceux qui n’en ont jamais entendu parler et qui ne se remettent pas du tout en question! «Il faut qu’on sache ce qu’est la violence et qu’on en parle, précise la Dre Bédard. On doit aussi vivre avec des zones grises. Ce qui était correct il y a 10 ans ne l’est peut-être plus maintenant. On n’abolira sans doute pas la violence obstétricale à 100%, mais si on en parle et qu’on travaille ensemble, on va la diminuer.»

Cette rencontre avec une obstétricienne est l’occasion de poser des questions sur mes accouchements. J’ai donc apporté mon dossier médical pour le lui montrer. Peut-elle m’expliquer pourquoi mon bébé est resté aussi longtemps dans l’incubateur? «Tachypnée transitoire, déchiffre-t-elle dans les quelques notes du médecin. Le bébé respirait trop vite.» Un peu trop vite ou beaucoup? Combien de temps? Mystère. Le dossier ne dévoile rien d’autre. Et il y a 15 ans, les femmes qui subissaient une césarienne devaient passer par la salle de réveil avant de pouvoir prendre leur bébé, que ce dernier aille bien ou pas.

Si j’accouchais par césarienne au CHUM aujourd’hui, je pourrais probablement avoir mon nouveau-né sur moi quelques minutes avant qu’on ne l’emmène à l’incubateur. C’est ce qu’elle me dit, rassurante.

Et mon épisiotomie? Cette intervention n’est plus recommandée depuis 20 ans, explique-t-elle. Sauf si le médecin utilise le forceps ou la ventouse, une situation moins claire. C’était mon cas. Je tombe donc dans la zone grise… «Ces interventions pourraient se faire davantage dans le calme, même quand il y a urgence. Je vois parfois des équipes où les collègues crient. Ça peut causer un choc post-traumatique à la mère. La communication doit se faire de façon efficace, mais tranquille…»

C’est un baume de l’entendre. Une chose est sûre, si j’accouchais aujourd’hui, je poserais beaucoup plus de questions. Et cela se passerait mieux. J’en suis convaincue.

 

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Une violence multiple

Les violences obstétricales et gynécologiques couvrent un très large spectre de réalités – des paroles blessantes de l’infirmière surchargée de travail aux touchers vaginaux non consentis commis par un gynécologue abusif. Audrey Ferron Parayre, professeure de droit à l’Université d’Ottawa, dresse un parallèle avec les agressions sexuelles, dont la définition se limitait auparavant au viol et aux attaques physiques. «Cette définition s’est élargie et inclut désormais le harcèlement et des paroles qui, jusqu’à récemment, étaient considérées comme anodines. Aujourd’hui, ça ne passe plus», dit la professeure.

Ces agressions se situent entre la violence envers les femmes et ce qu’on pourrait appeler la «violence médicale».

Un médecin qui ne prend pas le temps d’expliquer les avantages et les inconvénients d’un traitement avant de l’imposer à son patient, ça peut aussi bien arriver à un homme qui a un cancer qu’à une femme en train d’accoucher.

«Quand ça survient dans un contexte obstétrical, on parle de violence obstétricale, tout simplement», précise Audrey Ferron Parayre. Le phénomène se confond aussi avec la violence raciale, comme l’a démontré le sondage Giving Voice to Mothers mené aux États-Unis auprès de 2 700 mères. Alors qu’une femme sur six rapportait avoir été victime de mauvais traitements, cette proportion augmentait à une sur quatre pour les femmes noires ou d’origine latine et à une sur trois pour les autochtones.

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Des siècles de brutalité

Les violences gynécologiques et obstétricales trouvent leur source dans l’histoire même de cette spécialité de la médecine, jugent de nombreuses militantes féministes. L’inventeur du spéculum moderne, le médecin américain James Sims, n’a pas hésité à tester cet instrument métallique sur des esclaves noires, au milieu du 19e siècle. Il a aussi mis au point plusieurs techniques de chirurgie vaginale en opérant ses sujets sans anesthésie.

Au cours du siècle suivant, les médecins ont proposé de plus en plus d’interventions obstétricales, sous le couvert du progrès. Au Québec, dans les années 1950, l’anesthésie générale et l’épisiotomie étaient monnaie courante et les femmes n’avaient pas voix au chapitre, comme le relate l’historienne Andrée Rivard dans Histoire de l’accouchement dans un Québec moderne (Éditions du remue-ménage, 2014).

 

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Le Canada est le triste champion des déchirures profondes du périnée, selon le Panorama de la santé 2019 de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Parmi les Canadiennes qui accouchent avec ventouse ou forceps, plus de 16% subissent un tel traumatisme, soit trois fois plus qu’en Espagne et presque cinq fois plus qu’en Belgique. Ces déchirures profondes peuvent mener à des douleurs persistantes ou à l’incontinence.

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