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Art de vivre

Livres audio québécois: incursion chez les artisans

Le rêve! Stéphane Rousseau vous parle de sa vie, Dan Bigras relate celle d’un géant du rock québécois et Karine Vanasse vous lit un des romans de l’heure. Tout cela est possible grâce à une industrie qui prend son envol au Québec: celle du livre audio.
Livres audio québécois: incursion chez les artisans

Des lecteurs de renom se succèdent au Studio Bulldog, dirigé par Joanie Tremblay, de Narra. De gauche à droite: Michel Rivard, Pascale Montpetit, Ludivine Reding, Bruno Marcil.

Karine Vanasse s’installe à la table de travail, une bouteille d’eau placée non loin. Au cours des trois prochaines heures, elle en aura besoin. Puis, elle sort de son sac le roman Prendre son souffle et le feuillette jusqu’au chapitre 20. Elle se concentre, inspire un bon coup et en amorce la lecture à haute voix: La vérité, c’est que nous étions en peine d’amour. Rien de moins. J’avais aimé David. Tu avais aimé David. David nous avait aimés. Mais surtout, le perdre équivalait à se perdre un peu.

Nous sommes dans le petit studio MF3N3 de la maison de Radio-Canada, à Montréal. Une lampe sur pied diffuse un éclairage chaleureux, des panneaux acoustiques plongent la pièce dans une ambiance feutrée. Dirigée par le réalisateur Martin Ouellet, la comédienne débite le texte page après page, répétant certains passages deux, trois, quatre fois, toujours sur un ton différent, pour bien rendre l’émotion du récit.

Une fois la lecture de l’ensemble du roman achevée, les techniciens entreront en scène pour en faire le montage et le mixage, et pour conférer à l’œuvre une ambiance sonore… Prendre son souffle viendra ensuite s’ajouter à l’offre de plus en plus diversifiée de livres audio au Québec. Ce nouveau mode de consommation de la littérature, encore méconnu, séduit de plus en plus de joueurs de l’industrie numérique, comme Audible, bien entendu, mais aussi Radio-Canada et quelques entreprises privées dont Narra, la dernière-née. Plongée dans une industrie qui nous donne accès à notre littérature d’une nouvelle façon.

L’évolution d’un format littéraire

Qu’est-ce qu’un livre audio ? « Ça peut être bien des choses, mais en résumé, c’est tout simplement la version audio d’un ouvrage », dit Caroline Jamet, directrice générale, Radio et Audio de Radio-Canada. Et son apparition, malgré ce qu’on en pense, ne date pas d’hier. Il y a plus de 70 ans, le géant Walt Disney adaptait déjà ses classiques en livres-disques, avec le fameux tintement de la fée Clochette pour indiquer quand tourner les pages. « C’est vraiment l’ancêtre du livre audio tel qu’on le connaît aujourd’hui, dit Karine Vachon, directrice générale de l’Association nationale des éditeurs de livres (ANEL). En fait, en littérature jeunesse, c’est un produit qui existe depuis longtemps. »

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Au fil des ans, le livre audio est passé du disque vinyle au CD, au format MP3 , puis à l’écoute en continu sur un site Web. Mais c’est avec l’arrivée du cellulaire que ce médium a vraiment pris son envol, estime Caroline Jamet. « Le jour où le téléphone est devenu un outil pour l’audio, l’offre s’est diversifiée, dit-elle. Émissions de radio, balados, livres audio… Les gens ont toujours leur téléphone avec eux ; ils peuvent donc écouter du contenu à tout moment de la journée. »

Mathieu Thériault, directeur du marketing chez De Marque, un agrégateur et distributeur de livres numériques, attribue le nouvel engouement pour le livre audio à la pandémie de COVID-19, entre autres facteurs. Selon lui, les restrictions et les périodes de confinement ont contribué à changer notre façon de consommer la littérature. « Quand tu te cognes le nez sur une porte barrée à la bibliothèque, ça va mal pour lire, dit-il. Mais cela a favorisé la découverte du livre numérique. »

L’offre est d’ailleurs en pleine évolution. Sur Pretnumerique.ca, la plateforme d’emprunt de livres audiogérée par Bibliopresto, un organisme à but non lucratif qui offre aux bibliothèques des outils et des services numériques, quelque 6 000 titres provenant de toute la francophonie sont disponibles pour emprunt. La bibliothèque d’OHdio est garnie de 150 titres gratuits, tandis que celle de Narra, jeune plateforme québécoise de vente de livres audio, compte près de 10 000 titres, dont environ 1 700 sont québécois. Audible, de son côté, est dans une classe à part: la plateforme de livres audio, propriété du géant américain Amazon, offre 800 000 livres dans 180 pays et dans 47 langues. Du nombre, 20 000 sont en français, dont beaucoup de biographies, d’essais et de romans québécois. « Nous investissons dans l’élargissement de notre catalogue avec des voix du Québec pour raconter les histoires uniques des Québécois », assure Georgia Knox, directrice nationale pour le Canada chez Audible. Trouvent notamment leur place dans le vaste catalogue de la plateforme Kukum, de Michel Jean, La mariée de corail, de Roxanne Bouchard, Hell.com, de Patrick Senécal, Les cibles, de Chrystine Brouillet, et plusieurs enquêtes de l’inspecteur Armand Gamache, signées Louise Penny.

Et la quantité d’auditeurs est en croissance constante, selon Caroline Jamet. Il faudra la croire sur parole, car la société d’État ne rend pas publiques les données sur le nombre d’écoutes de ses livres audio. « Plusieurs atteignent 5 000 écoutes, ce qui correspond grosso modo, au Québec, à un best-seller », se contente-t-elle de révéler.

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Bibliothèque et Archives nationales du Québec confirme cet engouement. De 2018 à 2022, le nombre d’emprunts de livres audio y est passé de 117 000 à 282 000 par année. Un bond de 141 % en 5 ans.

Du temps et… de la liberté

Cela dit, pour un auditeur, se colletailler à ces livres sonores exige du temps. Par exemple, l’écoute du roman Anne… La maison aux pignons verts, lu par la comédienne Catherine Proulx-Lemay, dure presque 11 heures ! « C’est souvent comme ça. On s’embarque pour plusieurs heures. Mais d’un autre côté, si on se lance dans une série Netflix qui dure 10 saisons, on risque d’y passer 100 heures », fait remarquer Claire-Hélène Lengellé, responsable des relations avec les médias à Bibliothèque et Archives nationales du Québec. Pas faux.

En fait, le livre audio comporte un avantage que le livre papier ne pourra jamais offrir: la liberté de mouvement, estime Mélanie Dumas, directrice de la collection de la Grande Bibliothèque, à Montréal. Écouter un livre permet de faire autre chose en même temps. Marcher, laver la vaisselle, faire le ménage, conduire… Karine Vanasse peut en témoigner : « Il m’arrive d’allonger volontairement mon trajet pour me donner le temps d’écouter la fin d’un chapitre », lance la comédienne en riant.

Le médium est toutefois en concurrence avec toute la production audiovisuelle de notre époque. « On se bat contre les capsules sur YouTube et les jeux vidéo. Faire décrocher mon ado de 17 ans du jeu Fortnite pour qu’il se plonge dans un livre, c’est tout un défi. Le livre audio peut aider à y parvenir parce que c’est une façon plus ludique de consommer la lecture et d’entrer en contact avec un récit, un auteur et son univers », dit Mathieu Thériault.

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Choisir sa voix, ou ses voix

Ces livres peuvent être lus par une seule personne, comme dans le cas de Prendre son souffle, dont le lancement était prévu en juin 2024 lorsque Karine Vanasse en a fait la lecture. Toutefois, lorsque l’occasion s’y prête, plusieurs narrateurs sont mis à contribution. Dans la version audio de Ce qu’on respire sur Tatouine, roman de Jean-Christophe Réhel, les personnages sont interprétés entre autres par Marc-André Grondin, Catherine Brunet et Gaston Lepage. « Ça vient vraiment enrichir l’expérience pour le lecteur », dit Natacha Mercure, première directrice, Audionumérique de Radio-Canada.

Les biographies, de leur côté, sont souvent lues par leur auteur ou par une personne qui a un lien particulier avec l’artiste dont il y est question. Ainsi, Dan Bigras a été choisi pour lire la biographie du rocker Gerry Boulet. « On avait souvent entendu Dan parler de l’admiration qu’il avait pour Gerry et de l’influence de ce dernier sur sa carrière, explique Natacha Mercure. On s’est dit qu’un lecteur qui porte ça en lui ne pouvait qu’ajouter une part d’émotion à la lecture. Et ça a été le cas. »

France Castel, pour sa part, a lu sa propre biographie, Ici et maintenant, tout comme Stéphane Rousseau l’a fait pour la sienne, Famille royale. Si la première s’est exécutée d’un seul trait et avec la bonne humeur qu’on lui connaît, pour le second, l’exercice a été moins fluide… « À chaque séance en studio, j’ai failli abandonner tellement je trouvais ça pénible, se rappelle-t-il. Se lire à haute voix, c’est assez particulier. Ce que j’avais écrit pour être lu, est-ce que je l’aurais dit comme ça dans la vraie vie, avec ce vocabulaire ? Est-ce que je parle comme j’écris ? Non. »

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Aujourd’hui, l’humoriste et comédien ne regrette pas d’être allé au bout de l’exercice, surtout parce que la version audio de son autobiographie permet aux gens qui n’ont pas la faculté de lire d’avoir accès à son livre. C’est d’ailleurs l’une des grandes forces de ce médium qui « ouvre la littérature à un plus grand public. Si on a une moins bonne vue ou des difficultés de lecture, ou encore si on a simplement envie de se faire raconter une histoire, le livre audio devient très intéressant », dit Mélanie Dumas de la Grande Bibliothèque de Montréal.

L’argent, le nerf de la guerre

L’essor qu’a récemment connu le livre audio — ou sonore —, les éditeurs le doivent certes un peu à la COVID-19, mais sans doute beaucoup au ministère du Patrimoine canadien. En 2019, ce ministère fédéral s’est engagé à verser 22,8 millions de dollars sur 5 ans au Fonds du livre du Canada — qui soutient entre autres les libraires et les éditeurs — afin de favoriser l’émergence du livre audionumérique.

La source est tarie depuis quelques mois. Et personne ne sait si ce programme d’aide sera reconduit. « Mais comme productrice, même s’il n’y a plus de subvention, je veux continuer à alimenter le marché, je veux continuer à produire », dit Joanie Tremblay, cofondatrice de la plateforme de distribution et de vente de livres audio en ligne Narra.

En fait, Patrimoine canadien assure qu’il continuera à soutenir cette industrie naissante; reste à savoir comment. Déjà, 25 millions de dollars sur cinq ans ont été versés à Emploi et Développement social Canada afin de promouvoir « l’inclusion économique et sociale des personnes ayant des déficiences de lecture des imprimés », explique Daniel Savoie, porte-parole de Patrimoine canadien. Ottawa continuera aussi à offrir un soutien de base aux éditeurs — par l’intermédiaire du programme de Soutien aux éditeurs (SAÉ) — afin de les aider à produire, à commercialiser et à distribuer des livres d’auteurs canadiens, y compris les livres audio.

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Pour Karine Vachon, de l’ANEL, cela ne suffit pas, car l’aide financière versée par le SAÉ est calculée sur les ventes. « Comme celles des livres audio sont encore faibles et que les coûts de production sont importants, cela n’offre pas un appui suffisant pour en soutenir la production », juge-t-elle. À son avis, il faudrait que les subventions soient plutôt calculées sur les coûts de production.

Et ces derniers grimpent vite. « Il faut payer les droits, le lecteur, le réalisateur, les techniciens de son, les musiciens… Tout ça coûte très cher, explique Joanie Tremblay. Au moins 10 000 $ pour un bouquin de format moyen, soit environ 350 pages. » Les différences entre les modèles d’affaires des plateformes de diffusion n’aident pas à la prospérité du secteur, déplore-t-elle par ailleurs. « En offrant ses livres gratuitement, Radio-Canada dévalorise le produit et est en train de tuer le marché. »

Selon elle, OHdio devrait se retirer du secteur. Depuis environ un an et demi, « Narra est là pour distribuer les livres. Et si on veut avoir accès à des livres audio gratuits, il y a les bibliothèques. La gratuité des livres, c’est leur mandat. Pas celui de Radio-Canada », poursuit Joanie Tremblay.

Au contraire, répond la société d’État, qui estime plutôt qu’en tant que diffuseur public, cela fait partie de son mandat de faciliter l’accès à la culture et de promouvoir les livres et les auteurs d’ici, ce qu’elle fait depuis bientôt huit ans. « La sélection que propose Radio-Canada est complémentaire à l’offre du marché et représente une petite portion de l’ensemble des livres audio publiés annuellement au Canada francophone », assure Caroline Jamet.

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L’Association nationale des éditeurs de livres considère que, au cours des dernières années, les Québécois ont commencé à acquérir de nouvelles habitudes de lecture et que les entreprises d’ici ont développé de solides compétences en production de livres audio. Il faut que le gouvernement continue de soutenir cette industrie, estime Véronique Fontaine, vice-présidente de l’organisme et éditrice des Éditions Fonfon. « Car quelque chose de beau et de grand a été amorcé. »

Et pour s’assurer que cette nouvelle façon de consommer la littérature devienne pérenne, il n’y a pas mille solutions : il faut continuer à lire les livres d’ici… avec nos oreilles !

Par où commencer ?

SUR ABONNEMENT

Narra.audio› 14,99 $ par mois pour un crédit (qui équivaut à un livre audio), ou 74,99 $ pour 5 crédits. › Les livres s’achètent aussi à l’unité, au prix fixé par l’éditeur.

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Audible.ca› 14,95 $ par mois pour un crédit (qui équivaut à un livre audio) et l’accès au catalogue Plus, qui inclut de nombreux livres accessibles sans utiliser de crédit. › Les livres s’achètent aussi à l’unité, au prix fixé par l’éditeur.

GRATUIT

Pretnumérique.ca› Un abonnement à votre bibliothèque locale ou à BAnQ est nécessaire pour utiliser ce service. › Vous avez accès à la collection de livres audio de la bibliothèque (ou des bibliothèques) dont vous êtes membre. La bibliothèque fixe la durée de l’emprunt.

ici.radio-canada.ca/ohdio› Écoute gratuite. Il n’est pas nécessaire d’emprunter le livre; chaque utilisateur l’écoute à son rythme.

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Journaliste depuis plus de 30 ans, Daniel Chrétien se passionne pour les magazines. Il a notamment mis sa plume au service de Québec Science, de L'actualité et de Châtelaine, où il a travaillé comme rédacteur en chef adjoint pendant cinq ans. Au cours de sa carrière, il a remporté une dizaine de prix de journalisme, dont le prix Jean-Paré, remis au journaliste magazine de l'année au Québec. Aujourd'hui journaliste indépendant, il continue à collaborer avec Châtelaine sur une base régulière, en signant des reportages culturels ou traitant de sujets sociaux qui touchent les femmes.

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