Debout devant le comptoir vitré de la fromagerie, Sophie a un choix à faire, et elle hésite : celui-ci ou celui-là ? Finalement, c’est le Maître Jules qui remporte la palme. « Les fromages sont une passion pour moi, et je n’achète que du québécois », m’explique-t-elle devant une montagne de croûtes lavées, de doubles-crèmes et de pâtes demi-fermes. « Quand je suis allée aux Îles-de-la-Madeleine, j’ai passé ma semaine à manger du Pied-De-Vent, trop bon… »
Nous étions au marché Maisonneuve, dans l’est de Montréal, l’épicentre du quartier populaire et coloré qu’elle habite et voit à regret s’embourgeoiser depuis 17 ans. Il n’est donc pas rare de la croiser ici, vérifiant la maturité d’un avocat ou faisant le plein de légumineuses. Mais encore faut-il la reconnaî-tre, ce qui n’est pas garanti, même si elle est la vedette d’une télésérie à succès, avec deux Gémeaux à son actif pour son interprétation du premier rôle féminin.
Toute menue, manteau sombre et casquette noire enfoncée jusqu’aux sourcils telle qu’elle est vêtue aujour-d’hui, Sophie Cadieux passe inaperçue… jusqu’à ce qu’elle ouvre la bouche. Sa « voix flutée », pour citer la chroniqueuse Nathalie Petrowski, est reconnaissable entre toutes. Elle soupire. « Les journalistes parlent de ma voix depuis que je suis connue. De ça et de mon allure gamine. » Message compris.
Comme un tourbillon
Notre rencontre avait été insérée tant bien que mal dans son agenda deux mois plus tôt, au beau milieu du tournage marathonien de la troisième saison de Lâcher prise et entre deux sauts de puce en Europe. Profiter de ce tête-à-tête matinal pour faire quelques achats et attraper au vol un sandwich poire--fromage en prévision de son petit creux d’après-midi tombait sous le sens. « Ma journée commence à 5 h 15, on tourne en général jusqu’à 19 h, et je suis presque de toutes les scènes. » Ne la plaignez surtout pas : elle dit cela en souriant, consciente de sa chance de travailler sur des projets qui l’emballent avec des gens qui la transportent.
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Dans Lâcher prise, Sophie interprète Valérie, une dynamo victime d’épuisement professionnel, fraîchement divorcée, maman d’un garçonnet et gratifiée d’une mère pas reposante, personnifiée par une Sylvie Léonard en feu. « On est copines dans la vie. Sophie vient souper à la maison, ou je vais chez elle et on s’ouvre une bouteille de vin. Même si j’ai l’âge d’être sa mère, elle m’en apprend sur tout », raconte cette dernière, jointe au téléphone quelques jours après. La complicité entre les deux actrices fait mouche à tout coup et transparaît à l’écran. Le déclic remonte au milieu des années 2000, pendant le tournage du film Ma tante Aline, de Gabriel Pelletier. « J’étais diplômée du Conservatoire depuis peu, se rappelle Sophie. Je jouais son assistante, et Sylvie m’a prise sous son aile. » Puis, en 2007, dans Des yeux de verre, une pièce de Michel Marc Bouchard montée au Théâtre d’Aujourd’hui, elles ont incarné la fille et la mère, déjà... et rêvaient de se retrouver dans un projet télé commun. Dix ans plus tard, leur souhait est exaucé.
Une fois lancée, Sylvie Léonard est intarissable. Et dithyrambique. « Ce qui m’avait frappée chez Sophie, outre son talent, c’est son intelligence et sa culture. J’admire les artistes comme elle qui ne viennent pas de ce milieu, ils ont une curiosité intellectuelle, un instinct très fort qui se démarque. Cela m’émeut. »
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Plutôt jalouse de sa vie privée, Sophie a toutefois entrouvert la porte, une fois que nous nous sommes attablés, bien au chaud, dans un café de la rue Ontario, à deux pas du marché. «Je suis née à Auteuil, un quartier de Laval, et comme mes parents aimaient changer de -maison, on a beaucoup déménagé : Sainte-Dorothée, Laval-des-Rapides, Fabreville… j’ai même été Franco-Ontarienne pendant trois ans, quand mon père a eu un contrat à Alexandria, près de Cornwall. » Spécialisé dans l’agroalimentaire, à l’emploi de Hygrade et de Schneiders, son père ramenait au bercail baloney, saucisses et smoked meat en quantité industrielle. « J’ai mangé beaucoup de hotdogs. » Elle n’en mange plus.
Sophie multiplie les expériences dans divers domaines : mises en scène au théâtre et pour Pierre Lapointe, animation télé, coautrice de pièces, critique littéraire, chroniqueuse culturelle, entre autres exemples. Un trait de caractère probablement hérité de sa mère. « Elle a fait plein de choses : femme au foyer, infirmière auxiliaire, vendeuse chez un concessionnaire automobile, serveuse dans une pizzeria… Maman est aussi une grande lectrice, mais de Guy des Cars. » Il n’y a pas un grain de snobisme dans ce commentaire, mais cet auteur de romans de gare, même si talentueux, ne pouvait rassasier l’ado qu’elle était, « boulimique de culture » avec un grand C. « Je suis allée au théâtre par moi-même. » Et elle n’en est jamais revenue.
« On ne sait pas tout de moi. Il y a un tiroir qui restera toujours fermé », confiait Sophie à l’animatrice Monique Giroux en 2010. Neuf années ont passé, et ce tiroir n’a toujours pas été ouvert. Cette fille lumineuse qui vit tout intensément, qui voudrait des journées de 36 heures pour accomplir encore plus, voue une fascination à des femmes de lettres qui ont mis fin à leurs jours : Nelly Arcan, Sarah Kane, Virginia Woolf… « Le suicide est un acte immensément courageux dont je n’ai jamais ressenti le besoin. Je suis positive, mais pas naïve. Je connais des zones de doutes et d’angoisse, et je les porte très bien. Ces femmes qui me subjuguent ont écrit pour assouvir une douleur, elles ont été envoûtées par la mort, et elles survivent malgré elles dans l’écriture. »
La vie de château
Dans l’œil du public depuis presque 20 ans, Sophie la discrète cultive une certaine réserve. Même le site à potins HollywoodPQ.com ne la savait pas en-ceinte avant d’annoncer – avec un mois de retard – la naissance de son fils Oscar, au printemps 2015. « Je la connais peu », me dira elle-même Isabelle Langlois, qui lui a pourtant écrit des répliques dans Lâcher prise et, surtout, Rumeurs, la télésérie qui a fait de Sophie Cadieux une vedette du petit écran au début des années 2000. « Quand les gens me parlent de Sophie, ils présument souvent qu’elle est une fleur tranquille, une fille candide. C’est sans doute à cause de sa voix et de sa taille, et de certains personnages qu’elle a joués, comme la Clara de Rumeurs. Mais Sophie n’est pas une petite fille, c’est une femme qui a de l’ambition, qui prend des risques artisti-quement et qui travaille énormément. »
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Et c’est le boulot, et non les vacances, qui a réuni Ia scénariste et son actrice, en juin dernier, à Monaco. Lâcher prise et Sophie étaient en nomination au Festival de Télévision de Monte-Carlo aux côtés de productions du monde entier. Elles sont revenues bredouilles, mais peu importe, elles ont ramené des souvenirs indélébiles. « C’était extraterrestre ! s’exclame Sophie, encore abasourdie par l’aventure. Partys au bord de la Méditerranée, cocktails servis par des drones, stars américaines que je ne connaissais pas beaucoup… Je ne suis pas très maquillage et coiffure, mais j’aime m’habiller. J’ai étrenné la belle robe sexy faite pour moi par José et Simon, les deux gars d’UNTTLD, que j’ai portée ensuite aux Gémeaux. »
Mani, Ginette et Luce
Dans « son » Hochelaga-Maisonneuve pittoresque et authentique, les minutes passent trop vite. Après deux heures, nous n’avons pas encore abordé un sujet important : l’Espace Go. Deux raisons font de ce théâtre féministe du boulevard Saint-Laurent, à Montréal, un jalon dans la vie et la carrière de Sophie. C’est là, au printemps 2009, qu’elle a rencontré son amoureux, et papa d’Oscar, Mani Soleymanlou. Ils étaient de la distri-bution de la pièce Les pieds des anges, d’Evelyne de la Chenelière. « Mani est né en Iran, il a fait l’École nationale de théâtre, il est aussi dramaturge. Maintenant, il commence à être un peu plus connu comme acteur, il fait de la télé… » Mani est d’ailleurs dans Lâcher prise : il tient le rôle de l’éditeur de la mère. Et, d’après Isabelle Langlois, au cours de la troisième saison, il y aura un « rapprochement » entre les deux. « Je conviens que c’est bizarre : mon chum dans la vie va se “rapprocher” de ma mère à l’écran… Mais on est des comédiens, on est habitués à ces choses-là. »
L’Espace Go a aussi été le théâtre d’un autre moment déterminant pour Sophie. En 2011, Ginette Noiseux, la directrice des lieux, lui a offert une résidence d’artiste, un bureau et du temps – trois ans – « pour qu’elle plonge en elle-même et explore ce qui lui résiste dans sa démarche d’interprète. Sophie est arrivée avec l’œuvre de Nelly Arcan, plus intéressée par le rapport à la religion de l’autrice de Putain qu’à son côté “escorte”. » La comédienne et metteuse en scène Marie Brassard s’est jointe au projet en gestation, jetant les bases de ce qui deviendra en 2013 La fureur de ce que je pense, qualifié par la directrice de l’Espace Go « de plus grand spectacle de femmes du 21e siècle ». Une production encensée par la critique, qui a depuis été présentée au Japon, en Espagne et, l’automne dernier (avec Sophie, entre autres), en France et à Amsterdam, aux Pays-Bas.
Ginette Noiseux, qui suivait de loin la carrière de Sophie, a découvert au fil des mois « quelqu’un de profond, qui porte un poids intérieur immense, une inquiétude, ce qui fait son exigence. Sophie ne se contente pas de peu, c’est une travailleuse acharnée, une artiste très crédible, une avant-gardiste, c’est clair. Et tellement intelligente, à un point impressionnant. »
Sophie avait 33 ans au début de sa résidence. « J’ai l’impression d’être entrée à l’Espace Go fille, et d’en être ressortie femme. Au contact de Ginette, j’ai appris les luttes des femmes, j’ai appris qu’il y a seulement 30 ans, elles ne pouvaient pas faire la moitié de ce que je fais. Je n’étais pas consciente de ça. D’être héritière de ces combats, de ces avancements, cela m’a touchée. Et m’a permis de vivre ma maternité d’une façon qui me ressemble, sans culpabiliser. »
Je lui rappelle alors une scène qu’elle a jouée dans la deuxième saison de Lâcher prise et qui a dû avoir un écho dans les chaumières : le fils de Valérie, le personnage en burnout interprété par Sophie, dit à sa mère qu’il est content qu’elle soit malade, parce que, ainsi, elle est plus présente qu’avant… « Oh que je n’aimerais pas entendre ce genre de phrase sortir de la bouche d’Oscar, mais je travaille fort pour que ça n’arrive pas. C’est sûr qu’avec le mode de vie de deux comédiens très occupés, aux horaires non traditionnels, et des projets qui, parfois, nous amènent dans d’autres pays, il n’y a pas de routine. Le jour où on va sentir que notre arrangement bouscule notre fils, on va changer la formule. »
Cette formule a un prénom : Luce. « C’est notre gardienne, une super nounou, toujours disponible quand on a besoin d’elle, le soir quand on est sur scène, ou le matin très tôt quand on est en tournage. Luce fait partie de nos vies. Elle voyage même avec nous. En novembre, j’ai passé quelques semaines à Paris pour jouer Sarah Kane au théâtre. Mani est resté à Montréal, mais Oscar m’a accompagnée et Luce aussi. Oui, c’est un luxe, mais nous, on investit là-dedans. Je suis convaincue que faire ce que j’aime me rend meilleure dans mon travail, et fait de moi une meilleure mère pour mon enfant, puisque je suis heureuse. »
Heureuse, visiblement… et malheureusement en retard pour son prochain rendez-vous. Alors, Sophie rajuste sa casquette, ramasse ses emplettes sans oublier son Maître Jules. Puis, anonyme parmi les passants, elle disparaît, rue Ontario.
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Journaliste depuis plus de trente ans, Jean-Yves Girard a écrit pour diverses publications (Le Devoir, Elle Québec, L’actualité), et collabore à Châtelaine depuis 2002. Il a signé une centaine de portraits de personnalités en couverture du magazine, de Julie Snyder à Louis-José Houde en passant par Juliette Binoche. Il a aussi réalisé de grands reportages, dont un sur Vision Mondiale au Nicaragua pour lequel il a reçu la médaille d’or dans la catégorie Journalisme d’enquête aux Prix du magazine canadien. De plus, il est l’auteur de biographies, notamment celles de France Castel et de Michel Courtemanche.
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