Aller de l’avant
Elles sont une poignée, Isleny, Odalis, Ileana, Daliana, âgées de 9 à 11 ans, rassemblées dans la cour d’école grande comme un carré de sable. Excitées, ces Nicaraguayennes me parlent toutes en même temps en anglais et en espagnol.
« Que voulez-vous devenir, plus tard ?
– Ingénieure ! Styliste ! Médecin ! Astronome ! Moi aussi, astronome ! »
Leurs yeux brillent comme des étoiles, surtout quand il est question de surf : « Oui, on aime ça ! » Et c’est l’hystérie quand elles apprennent que je viens du Canada : « Justin Bieber ! » crient-elles.
Que la Biebermania ait atteint les plages idylliques de San Juan del Sur n’a rien d’étonnant. Par contre, l’engouement de ces écolières pour le surf – un sport encore récemment réservé aux hommes dans ce pays où les traditions ont la vie dure – est une minirévolution.
La responsable de ce petit pas dans la progression des mœurs locales s’appelle Annaleigh Jaildagian, elle-même le prototype de la surfeuse californienne – bien que née en Floride. Cette grande blonde de 26 ans est coordonnatrice de Chicabrava, un camp de surf pour femmes créé par une autre Américaine, Ashley Blaylock, qui s’était promis de redonner à la communauté. Laquelle en avait bien besoin.
Photo: Jean-Yves GirardDésireuse de faire sa part, Annaleigh a jumelé l’an dernier les monitrices de Chicabrava et 12 fillettes d’Adelante, une école bilingue. Au programme : une activité par mois, sportive, aspirationnelle ou éducationnelle. « Par exemple, elles ont rencontré une gynécologue. Il n’y a pas de cours d’éducation sexuelle ici et les adolescentes ont leur première grossesse vers 14, 15 ans. Sans oublier que l’avortement, même thérapeutique, est illégal. » À la fin de cette initiative : cinq jours au camp de surf.
Adelante (« Aller de l’avant ») est une institution privée. « Les droits de scolarité sont de 20 $ par mois, une grosse somme ici, mais quand les parents ne peuvent pas payer, on s’arrange », explique la Bostonienne Ailana, l’une des trois enseignantes. L’école vient de s’installer dans de nouveaux locaux, aménagés avec peu de sous mais beaucoup de créativité. La toute petite bibliothèque a des allures d’ancien poulailler revampé.
« On ne cherche pas à imposer notre vision du monde, ajoute-t-elle. Il faut respecter la culture locale. Mais on leur parle d’indépendance, d’égalité hommes-femmes. On leur dit qu’elles peuvent devenir ce qu’elles veulent. »
Le Nicaragua est l’un des pays les plus pauvres de la région Amérique centrale-Caraïbes. Une réalité plus ou moins visible pour les surfeurs du monde entier venus à San Juan del Sur, hameau lové au creux d’une baie magnifique et dont les villas perchées dans la montagne se mirent dans le Pacifique. Les étrangers qui y font leur nid se rendent vite compte d’une chose : la moitié de la population ne vit pas mais survit, et de justesse. « Ceux qui ont la chance de travailler gagnent moins de 10 $ par jour », me précise Annaleigh.
L’interview a lieu au El Gato Negro – un café branché –, devant un plat de circonstance, le Chicabrava, bagel grillé-œuf frit-bacon-fromage Monterey-fromage à la crème à l’ail, baptisé ainsi par les proprios en hommage aux chicas bravas, les « filles braves ».
Du surf thérapeutique ?
Comme tant d’autres, Annaleigh a été ensorcelée par le pays dès qu’elle y a mis les pieds, à titre d’entraîneuse privée d’une jeune surfeuse américaine. Avec son copain et leurs deux chiens, elle a vécu la première année dans une maison nica typique, c’est-à-dire une vraie passoire à bibittes. « J’ai été piquée deux fois par un scorpion, il y avait des tarentules… »
Elle habite maintenant à la campagne. « C’est plus tranquille, surtout qu’à San Juan les touristes aiment bien faire le party. » Annaleigh a choisi de s’installer ici pour son amour du surf. Et son désir d’aider les filles…
Parce que la mission première de Chicabrava, c’est d’initier les femmes au surf.
Elles viennent de Houston, d’Amsterdam ou de Montréal pour passer leurs vacances à récolter des bleus et à avaler de l’eau salée, encouragées par leurs monitrices. « Même si elles n’ont jamais touché une planche de leur vie, la plupart de nos participantes se tiennent debout dessus à la fin de la première journée », explique fièrement Annaleigh.
Ces apprenties chicas bravas, qui ont en moyenne 35 ans, ont toutes sortes de raisons d’avoir choisi de glisser sur les vagues plutôt que d’imiter le bacon sur le sable brûlant. S’amuser entre filles comme jadis au camp de vacances et vaincre sa peur de l’eau en sont deux. « Mais il y a d’autres motifs, qu’on découvre souvent à la fin de la semaine, car ces femmes ne veulent sans doute pas faire pitié : un divorce difficile, une mortalité, un cancer… L’important, c’est qu’elles reprennent l’avion avec le sentiment de s’être dépassées, d’être plus fortes. »
Chicabrava, c’est quoi ?
L’histoire de Chicabrava commence il y a plus de 10 ans. Ashley Blaylock, jeune avocate américaine et fan de surf, découvre le Nicaragua, en tombe amoureuse, y déménage et devient agente immobilière. À l’époque, les surfeuses sont rarissimes dans ce pays macho d’Amérique centrale. Ashley est vue comme une excentrique, une chica loca (« fille folle »).
Il faut l’être un peu pour quitter un job payant et ouvrir un camp de surf réservé aux femmes, avec l’espoir que les Nicaraguayennes se mettent elles aussi à dompter les vagues.
Ashley a gagné son pari : Chicabrava est désormais une institution, et l’entraîneuse-chef, Elsie, est une fille du pays. Planté en plein village et face à la mer, entre un hôtel, une discothèque et trois palmiers, le « siège social » est décoré de son logo bleu océan : sur sa planche, une silhouette féminine cheveux au vent affronte avec panache une mer houleuse.
L’édifice abrite d’un côté une boutique de vêtements et d’accessoires, et de l’autre, un B & B fort coquet. À 20 minutes de San Juan, un hôtel plus luxueux permet des séjours tout compris.
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Journaliste depuis plus de trente ans, Jean-Yves Girard a écrit pour diverses publications (Le Devoir, Elle Québec, L’actualité), et collabore à Châtelaine depuis 2002. Il a signé une centaine de portraits de personnalités en couverture du magazine, de Julie Snyder à Louis-José Houde en passant par Juliette Binoche. Il a aussi réalisé de grands reportages, dont un sur Vision Mondiale au Nicaragua pour lequel il a reçu la médaille d’or dans la catégorie Journalisme d’enquête aux Prix du magazine canadien. De plus, il est l’auteur de biographies, notamment celles de France Castel et de Michel Courtemanche.