Chroniques

La force du citronnier

Manal Drissi se sert d’un citronnier comme métaphore de l’histoire du Québec post-référendum de 1995.

Photo: Maude Chauvin

Je n’ai pas voté au référendum de 1995. Parce que je n’étais pas ici et que j’avais six ans. Je suis arrivée pendant la peine d’amour.

Tinder n’existait pas et la Belle Province n’était pas ben sorteuse. Y’a des deuils qui se vivent de l’intérieur. Recueil-le-ment avec pour seuls témoins deux solitudes.

J’ai passé mon secondaire dans une école publique francophone… en plein cœur de Westmount. Comme le modèle réduit d’un cœur brisé.

Le champ de bataille avait été nettoyé, mais ça suintait encore l’amertume. Je n’ai jamais senti l’urgence de choisir un camp. C’eût été ingrat de se prononcer en faveur d’un organe pendant l’autopsie.

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L’année dernière, j’ai adopté
un citronnier. Deux pieds de haut, fier comme un paon. Il a pris cinq mois à produire des citrons. De beaux gros citrons, pour de si jeunes branches. Orgueilleuses.

Un écureuil les a pillées pendant la nuit, pour abandonner son butin tout meurtri un peu plus loin. J’espère qu’il a eu des brûlements d’estomac, le p’tit verrat.

L’hiver venu, mon citronnier a courbé l’échine. Je l’ai mis à côté de mon bureau, là où je l’avais à l’œil et où les éphémères rayons du soleil pouvaient l’envelopper au passage. Mais la maladie l’a envahi. Elle a ravagé son feuillage déjà triste. Mon citronnier a pleuré toute sa sève et s’est éteint.

J’ai continué de l’abreuver, cérémonieusement. Comment fait-on le deuil d’une vie déjà mise en terre ?

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On est fascinés par les choses brisées qui tiennent encore debout. Les statues manchotes, les ruines qui portent encore l’Histoire, les gens meurtris mais pas vaincus.

J’sais pas si c’est parce que je suis mélancolique que j’aime autant le Québec. Parce que, moi aussi, j’ai l’identité mêlée. On n’a pas besoin de se parler pour se comprendre. Déchirés par en d’dans, mais pas moins debout. 

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C’est une richesse inestimable de parler une culture. Il est utile de maîtriser une langue, mais assimiler les codes qui remplissent les espaces entre les mots, c’est comme ouvrir une fenêtre sur son âme.

Une poignée de main secrète partagée par de parfaits inconnus.

Ça prend du temps pour comprendre que le québécois n’est pas du mauvais français. Que le québécois, c’est le Québec qui se raconte. C’est le Québec qui est en vie, envers et contre tous.

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Je suis reconnaissante d’être devenue québécoise avant… avant tout ça. Avant que le Québec se re-scinde. Avant de faire tranquillement moins partie du « nous » et plus partie du « eux ». J’ai eu le temps de comprendre les espaces entre les mots avant de recevoir ce rejet comme un coup d’État.

J’ai l’identité québécoise piétinée, depuis un
temps. Flétrie. Je continue de l’abreuver, cérémonieusement. Je ne sais pas comment faire le deuil de mon enracinement dans une terre devenue hostile. Je vis mon propre ‘95 et je suis les deux camps.

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Le printemps prend toujours trop de temps à s’installer. À croire qu’il n’est pas heureux de revenir. Dire qu’on a pensé à lui tout l’hiver.

Il faut le vivre encore et encore, l’hiver, pour comprendre comment la nordicité définit le Québec. Elle le rythme, le soumet, l’endurcit.

L’hiver nous isole pour nous rappeler le privilège de n’être pas seuls. L’importance d’être ensemble.

J’étais sûrement un chat dans une autre vie. Je boude le beau temps quelques jours à son retour. Comme pour dire, je me débrouillais très bien sans toi. Pour ne pas me laisser dire : j’en pouvais pu de t’attendre. Mais nos jours ensemble sont comptés.

T’as envie qu’on fasse quoi ? Moi j’ai envie qu’on s’aime.

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Il y a les routes à colmater, les écoles à rafistoler, le cabanon qui a cédé sous la neige. Tant à faire avant le retour d’un nouvel hiver.

C’est facile de faire porter le poids du vide à la nordicité. Elle nous garde occupés même en été. Si on s’affaire à survivre à l’hiver, puis à se préparer pour l’hiver, on arrive à oublier que le lys ne bourgeonne plus.

Un quart de siècle qu’on ne sait plus comment le faire fleurir.

***

Il fait beau et j’ai mis le citronnier dehors, incapable de me défaire de sa dépouille. Je lui ai même donné de l’engrais. Laissez-moi tranquille.

J’arrachais les mauvaises herbes quand elle a attrapé mon regard. Une feuille, bien verte. Puis une autre, plus loin. Puis une fleur. Toute petite, blanche comme un lys.

Le citronnier n’était pas mort.

En jachère, peut-être, le temps de vivre son deuil. Le temps qu’un nouvel élan de vie propulse la sève dans son branchage meurtri. 

Manal Drissi sera présente tout l’automne à la radio de Radio-Canada, entre autres comme collaboratrice à l’émission La soirée est (encore) jeune. On peut aussi la lire à l’occasion dans La Presse+, où elle signe une chronique.

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