Joan Roch est un coureur d’ultra-marathon. C’est-à-dire qu’il lui arrive de participer à des courses de 160 km…
Non, il n’est pas cinglé. Ce fier citoyen de Longueuil a une job, une femme, des enfants, et il a décidé que son entraînement ne nuirait ni à sa vie de couple, ni à sa vie de famille, ni à sa carrière.
Sa quête de simplicité, autant dans sa façon de voir la course que dans le choix délibéré de courir « avec pas de bébelles » est une inspiration pour tous ceux d’entre nous qui avons parfois tendance à penser que c’est « impossible ».
Joan a été aussi généreux dans ses réponses qu’il l’est devant les kilomètres à parcourir… Inspiration garantie!
1. Joan, enfant, ça ressemble à quoi?
Quand j’étais gamin, je me suis essayé à beaucoup de sports différents : hockey, tennis, athlétisme, golf, aïkido. Infailliblement, j’ai abandonné chaque activité par manque de motivation, par simple paresse de me rendre aux séances d’entraînement et, aussi, par manque de talent.
Je me souviens cependant que j’admirais les coureurs, aux Jeux olympiques par exemple. Mais jamais je ne me suis imaginé en coureur « quand je serai grand. »
2. Et adolescent? Tu fais du sport, tu lis Rimbaud?
En grandissant, j’ai continué mes expérimentations sportives. Conscient d’être nul en sports collectifs, je me suis concentré sur les sports individuels : patins à roulettes (dans sa version urbaine et extrême), plongeon acrobatique, un peu de squash, de nouveau un peu d’aïkido. Au final, aucune réelle passion et peu de résultats.
Mais, pour une première fois, je suis allé courir de mon propre gré, secrètement inspiré par un collègue d’université qui avait un passé de coureur de fond. Je n’ai pas duré très longtemps, quelques sorties tout au plus. Mais j’ai gardé ces chaussures achetées à cette occasion pendant des années, jusqu’à mon essai suivant.
3. Raconte-moi ce qui a motivé ton désir de te mettre à la course, une fois adulte.
Bien qu’étant un jeune adulte encore vaguement actif, je privilégiais surtout les activités cathodiques, allant jusqu’à passer des nuits blanches à combattre des adversaires virtuels des quatre coins de la planète Internet. Marrant, mais mauvais pour la santé.
Je me suis alors souvenu de mes nombreux essais de course à pied, qu’ils soient volontaires ou non. Il y a eu ma première fuite à toutes jambes, alors que j’étais tout petit et que je voulais échapper à quelques garçons plus grands et que j’imaginais menaçants.
Mes seuls bons souvenirs du service militaire étaient liés aux courses que les simples soldats devaient effectuer dans la forêt voisine. Alors que la plupart se cachaient entre les arbres pour ne rien faire, deux autres repartaient pour faire une boucle supplémentaire et finissaient le raidillon qui menait à la caserne… en sprintant! Je ne me souviens plus du prénom de l’autre, mais il était plus rapide que moi.
Après trente-deux ans d’anecdotes et d’indices, j’ai fini par comprendre ce qui me convenait. Dans la course à pied, il n’y a pas de règlement ni d’arbitre, pas de terrain rectangulaire, pas d’équipe ni d’adversaire, pas d’horaire ni de matériel obligatoire, pas une route ni même un sentier à suivre. Pas de limite non plus.
C’est donc au tout début de la pente, glissante, qui mène à l’embonpoint que j’ai renfilé mes chaussures pour partir à l’assaut de celle, montante, du Mont-Royal. Je me suis vite arrêté, essoufflé et vaincu par « la montagne ». Deux jours plus tard, j’étais de retour et je suis allé 200 mètres plus loin. Trois jours après, 200 mètres encore. C’était il y à 9 ans.
4. Comment tes enfants et ta blonde vivent-ils ton engagement face à la course? Est-ce que tu sens qu’il y a des possibilités de leur transmettre ce beau virus?
Depuis les trois dernières années, j’effectue systématiquement mes allers-retours entre la maison et le travail en courant. Et quand je passe par l’école ou la garderie, c’est en habits moulants, parfois transpirant, que je le fais. Résultat : pour les enfants, je ne suis pas habillé en coureur, mais « en travail ». De leur point de vue, tout est donc normal.
Le plus drôle, c’est que c’est à cause, non… grâce aux enfants, que j’ai adopté ce mode de transport. En effet, la conciliation entraînement-travail-famille atteignait ses limites avec un troisième bébé à la maison. Par élimination, j’ai constaté que le seul moment disponible pour courir sans nuire aux rythmes familiaux et aux obligations professionnelles, eh bien, c’était le temps consacré au transport.
J’ai donc pratiquement rendu invisible la course à pied du calendrier familial. Par contre, la course fait maintenant partie intégrante de ma vie, ce n’est plus une activité ou un simple loisir. C’est un mode de vie.
Évidemment, mes enfants, comme tous les enfants, courent à la moindre occasion. Et quand ils se mettent à dévaler les sentiers en zigzaguant entre les pierres et les racines, je ne peux certainement pas leur interdire de courir. Au contraire, je les observe pour voir comment ils font de manière innée. Je songe bien à les inscrire un jour à une course pour enfants, mais j’attends qu’ils me le demandent.
Quant à ma femme, elle court un peu, mais ce n’est pas vraiment son sport favori. Elle alterne plutôt plusieurs sports, contrairement à moi qui suis plutôt monomaniaque. Elle subit aussi un peu la comparaison de vivre avec un coureur d’ultra-fond et ses amis ultra-marathoniens. Heureusement, comme je ne cours pas la fin de semaine, je peux garder les enfants pendant qu’elle part faire de longues sorties à vélo.
5. Ton blogue est passionnant, en quoi est-ce important pour toi de transmettre ce que tu vis à travers la course?
L’idée de tenir un blogue a d’abord été motivée par l’envie de partager mes expérimentations dans mon apprentissage de la course. On pourrait croire que tout a été écrit sur un sport en apparence aussi simple, mais les magazines spécialisés colportent en général les mêmes recettes depuis des décennies. Très tôt, je me suis éloigné des idées reçues pour me lancer sur d’autres pistes, tant au niveau de la technique de course que de l’entraînement, l’alimentation et du matériel soi-disant essentiel. Je me suis vite retrouvé à court d’information pour valider mon approche.
Finalement, mon blogue a rapidement évolué vers quelque chose de plus humain, de plus chaleureux. Plutôt que de bêtement consigner mes conclusions sur tel ou tel aspect technique du sport, je prends maintenant soin de raconter des histoires, dans lesquelles la course sert évidemment de fil conducteur, mais qui se lisent comme des aventures. Mes propres aventures, composées à partir d’une décennie d’anecdotes et dans lesquelles tous les coureurs peuvent se reconnaître.
6. Dans ton billet Toujours prêt à courir… 160 km? tu écris ; « Si j’ai mal quelque part? Peu importe, j’y vais quand même, le bobo finit toujours par disparaître ». Raconte-moi ta vision de la douleur… Est-ce que ça t’arrive de te blesser au point où ça altère ta foulée? Qu’est-ce que tu fais alors?
Courir n’est pas toujours agréable. Il y a souvent une dose d’inconfort présente dans l’activité. La douleur n’est jamais loin. Et la blessure, l’ennemie jurée du sportif, guette l’athlète pour lui pourrir la vie.
Comme la course est mon moyen de transport, je pars régulièrement au travail avec une petite douleur : un tendon qui tire un peu, un muscle endolori, des articulations récalcitrantes. Que ça fasse mal n’est pas une raison suffisante pour prendre le bus. J’y vais quand même pour vérifier le seul critère qui compte : est-ce que la douleur me force à changer ma forme de course? Si c’est non, eh bien, je cours!
Par chance, j’ai toujours su éviter les blessures, les vraies. Malgré mon obstination à courir malgré des bobos, je suis toujours à l’écoute de signaux envoyés par mon corps. Plutôt que le repos, je préfère moduler l’intensité de l’effort.
7. Tu cours en chaussures minimalistes, et tu privilégies la simplicité presque spartiate pendant tes courses. C’est philosophique ou physionomique?
Les deux! La foulée minimaliste, si elle est longue à acquérir, est extrêmement économique. C’est donc un avantage pour les très longues distances. Les chaussures sont aussi extrêmement légères et proches du sol, ce qui rend l’expérience de la course plus… allez, je me lance… plus pure!
Quant à mon approche spartiate, si je cours sans transporter ni eau ni nourriture, ce n’est pas pour me faire mal. C’est plutôt que je trouve que le matériel, quel qu’il soit, apporte un élément de stress supplémentaire pendant la course. Si on a un sac, il faut gérer les bretelles qui se desserrent, le contenu qui fait du bruit. Une gourde, c’est lourd et, si on dose mal, on est à sec avant le ravitaillement suivant et on s’inquiète. Les gels? On peut en devenir dépendant. Plutôt que d’utiliser un carburant plus performant, j’ai préféré améliorer l’efficacité du moteur et de la transmission.
Et plutôt que de dépendre d’une panoplie d’accessoires et de gadgets, j’ai aussi appris à avoir chaud, froid, faim et soif, pour me rendre compte que finalement, on s’inquiète pour rien : le corps est capable de s’adapter à pratiquement tout, à condition de lui donner la chance de montrer de quoi il est capable.
Voilà pourquoi je cours. Pour me déplacer sans aucune contrainte. Pour explorer à ma guise. Et pour élargir mon rayon d’action et les destinations possibles, je me prépare en courant souvent, longtemps, par tous les temps, dans toutes les conditions et avec un minimum de matériel. Pour, au final, ne dépendre que de moi.
8. Qu’est-ce qu’on découvre de soi dans un ultra-marathon?
Prendre le départ d’une course qui va durer 10, 20 ou 30 heures, te faire parcourir une distance colossale en pleine nature à la merci des éléments, c’est la recette idéale pour se retrouver seul, face à soi-même. Et ça devient vraiment intéressant quand les choses, inévitablement, dégénèrent.
En effet, peu importe le soin que l’on peut consacrer à son entraînement, il est impossible de savoir comment on va réagir alors qu’on se retrouve, par exemple, à la limite de l’hypothermie après 100 km de course. On ne peut pas non plus prévoir si on sera en mesure de gravir cette pente de ski en pleine canicule après une nuit blanche et 18 heures sur les sentiers.
Et pourtant, on y arrive. On trouve les ressources pour se relever, avancer, atteindre le ravitaillement suivant. Au final, si la tête veut, le corps, même brisé, va suivre. À l’inverse, si la motivation s’étiole, c’est le début de la fin même quand rien d’autre ne cloche.
Après avoir terminé mon premier 100-Mile, je me suis senti invincible pendant quelques jours. J’ai redécouvert l’humilité dès mon essai suivant, où j’ai été le premier à abandonner.
9. Tu réponds quoi à quelqu’un qui te dit que tu es une « machine »?
Si j’étais une machine, je n’aurais jamais eu mal au genou pendant des semaines. Ni au tendon d’Achille pendant un an. Les ampoules de sang, les ongles bleus, les crampes, les entorses, tout ça, ce serait inconnu. Tout comme la (possible) fasciite plantaire reçue à Noël 2013, le (supposé) syndrome de Morton de 2012 ou la (probable) fracture du petit orteil.
Sans même aller jusqu’à la blessure, mes courses quotidiennes n’ont rien de mécanique. Il ne se passe pas une semaine sans que je ne souffre de brûlure d’estomac, de douleurs qui sortent de nulle part pour disparaître sans explication, de simple fatigue, de manque de motivation.
C’est la force de la routine établie qui me permet de passer outre. J’ai éliminé toutes les excuses possibles de mon chemin, celles qui pourraient me pousser vers l’autobus ou dans le métro. Je sais surtout que je n’ai jamais regretté d’être allé courir. Pas une seule fois.
Et c’est en navigant à la frontière entre la douleur et la blessure que l’on progresse, année après année. Pour finalement accomplir des exploits personnels qui semblaient réservés à des athlètes que l’on prenait pour des machines.
10. Tu dis quoi à une mère de famille qui a envie de courir, mais qui ne voit pas où caser ses sorties de course et qui culpabilise à l’idée de prendre du temps pour elle?
Il ne faut pas que la course soit quelque chose à faire en plus du reste. Il faut réussir à l’intégrer au quotidien, pour que ce ne soit plus une option, mais une routine, une activité que l’on commence sans effort, sans réfléchir. Comment? En éliminant tous les écueils, les grands comme les petits, qui pourraient nous empêcher de lacer nos chaussures.
Et quand je dis « au quotidien », ce ne sont pas des mots en l’air. Tous. Les. Jours. De cette manière, les bonnes habitudes s’implantent mieux. Évidemment, si on court aussi souvent, inutile de faire une longue course épuisante à chaque fois, bien au contraire. L’idée, c’est de passer la porte et de s’élancer. Si c’est pour une heure, c’est excellent. Si on n’a que 10 minutes, c’est mieux que rien.
Et quand on court tous les jours et qu’une sortie ne se passe pas aussi bien qu’on l’aurait voulu, on n’est pas frustré comme si on venait de gâcher notre rare moment sportif de la semaine. Il y aura une autre course demain. Et après-demain. Et une autre après.
Quant à la culpabilité, elle est soluble dans les endorphines.
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Joan écrit à propos de se vie de coureur sur son blogue, joanroch.com.