À bien y penser

Les urgences, ou l’attente maudite!

Quand j’ai lu la nouvelle, je n’ai même pas sourcillé: c’était plutôt l’évidence qui s’étalait. Ainsi donc, près de 380 000 Québécois ont quitté les urgences sans avoir vu de médecin en 2019…

 

Photo: iStock.com/Planet_Dirt_Project

Ce n’est quand même pas rien de constater que chaque jour, plus de 1000 patients quittent les salles d’urgences des hôpitaux du Québec sans avoir été soignés.

Ces données ont été rendues publiques par l’Institut économique de Montréal il y a quelques jours. Certes, l’organisme se revendique de la droite, prônant les bienfaits de l’entreprise privée, mais son étude se détache de toute référence idéologique puisque les chiffres ont été obtenus du ministère de la Santé et des Services sociaux. Ça fait cinq ans que l’Institut collige ces données, et d’année en année, elles ne varient pas.

C’est l’attente interminable qui explique la situation. Les trois quarts de ceux qui tournent les talons avaient été classés non prioritaires au triage effectué à leur arrivée à l’hôpital. Après des heures passées sur une petite chaise, on finit par en avoir assez de tant d’indifférence.

M’est revenu le souvenir d’une très longue soirée aux urgences où j’avais moi aussi fini par prendre la porte tant j’avais l’impression que l’attente en soi empirait mon cas… J’étais évidemment de retour le lendemain, faute d’un autre endroit où aller. Je crois bien que c’est la colère qui a fait que je ne me suis pas écrasée de tout mon long sur le sol pendant qu’à nouveau, les heures s’écoulaient…

En fait, j’exècre les urgences québécoises. Je suis prête à endurer beaucoup pour les éviter – et j’y suis pas mal arrivée, même quand ma marmaille de quatre enfants était toute jeune.

Je dois à la France mon exaspération devant notre système de santé.

Il y a plus de 30 ans de cela, j’étais partie étudier un an à Paris. Or je sortais tout juste d’un stage en journalisme à La Presse durant lequel j’avais eu à écrire un article sur les urgences encombrées de cet été 1985. Un passage obligé, auquel tout journaliste s’est un jour plié: l’urgence n’est-elle pas un lieu toujours trop rempli?

Un jour où je ne filais vraiment pas, je me suis résolue à me rendre aux urgences de l’hôpital de mon quartier parisien. Pas un chat dans la salle d’attente. Quelle chance! En toute candeur, je m’en suis réjouie auprès de la préposée à l’accueil. Vous dire le regard qu’elle m’a lancé!

Quand j’ai raconté l’anecdote à mes amis français, ils ont bien rigolé. C’est sûr que la préposée m’avait trouvée bizarre: l’attente à l’urgence, ça n’existe pas en France! En plus, le pharmacien peut s’occuper des problèmes mineurs, les médecins vous reçoivent en moins de 24 heures à leur cabinet, ou encore se déplacent pour vous voir…

Pincez-moi je rêve! a fait la Québécoise en moi. Et comme je suis retournée par la suite passer une autre année à Paris, durant laquelle j’ai été enceinte et ai accouché, j’ai pu tester toutes les variantes de l’accessibilité du système de santé français. Le bonheur!

Je sais bien que ce système a ses ratés, mais le patient n’y est pas considéré comme un vulgaire quidam qui dérange le personnel avec ses bobos. Ça fait toute la différence!

J’ai donc développé à la fois une intolérance envers notre système et le triste constat de l’impossibilité de le changer.

Et pour moi, le bouquet a été la dernière année de vie de ma mère.

À cinq reprises en six mois, son état de santé a exigé qu’elle passe par l’urgence afin de pouvoir être vue par un médecin: il n’y avait aucun moyen de procéder autrement. Ma mère, âgée et fragile, a dès lors passé des jours sur une civière, sous des néons constamment allumés. Une fois, elle a même été placée près d’une porte où le personnel entrait et sortait sans arrêt et sans précaution. L’enfer.

Se plaindre comme je l’ai fait, c’était être étiquetée «chiâleuse», et ça n’aidait pas à améliorer la situation. Au contraire!

C’était en fait si abrutissant que ma mère, qui tenait tellement à la vie qu’elle était prête à tout pour se faire soigner, a fini par lâcher prise. À son cinquième séjour à l’urgence, elle nous a dit qu’elle ne voulait plus jamais revivre ce scénario. La prochaine fois que son état se détériorerait, on laisserait aller. L’horreur absolue pour elle, c’était désormais de mourir dans ce chaos et cette inhumanité…

Une p’tite nature ma mère? Les comparaisons démontrent le contraire.

En 2016, une étude a évalué le pourcentage des malades qui avaient attendu plus de quatre heures aux urgences dans différents pays occidentaux. C’était le cas de 1% à 5% des patients dans des pays comme le Royaume-Uni, les Pays-Bas, la Suisse, l’Allemagne, la France. À l’inverse, c’est au Canada que le pourcentage était le plus élevé: 29%.

Mais c’est le Québec qui valait un si triste championnat au Canada. Ici, 51% des gens avaient attendu plus de quatre heures à l’urgence avant de voir un médecin! Plus de la moitié.

En fait, l’attente moyenne dans une urgence du Québec est de plus de 14 heures, selon des données du ministère de la Santé et des Services sociaux du printemps 2019. Encore là, il y a des variations régionales. C’est 15 heures à Montréal, 16 heures à Laval, près de 18 en Montérégie… Et les patients qui se présentent aux urgences sont plus âgés que par le passé.

Je ne crois plus aucun ministre qui promet de réduire cette attente – ils font tous cette promesse depuis mes débuts en journalisme.

Intriguée, j’avais d’ailleurs commandé un dossier sur le sujet quand j’étais rédactrice en chef au Devoir. Remontant la filière, notre journaliste avait constaté que le problème des urgences encombrées faisait partie de l’ADN de notre système de santé public, présent dès sa mise en place en 1970. Au point où dès 1974, le gouvernement avait dû créer un comité de travail pour se pencher sur la question. Le premier d’une série de rapports restés sans suite et qui doivent à eux seuls remplir une immense pièce du ministère de la Santé…

La solution est pourtant toute simple, identifiée depuis longtemps: les soins à domicile, incluant la visite de médecins qui, comme autrefois au Québec, comme ailleurs en Occident, se déplaceraient pour voir les malades.

En France, il faut payer quelques dollars pour un tel service et ça n’a rien de scandaleux tant ça fait toute la différence. C’est donc extrêmement populaire. Ici, on trouve de rares expériences de services à domicile, mais la réforme du ministre Gaétan Barrette a coupé dans leur financement.

Surtout, les fédérations de médecins s’y opposent au prétexte qu’il y a moins de médecins ici qu’en France et qu’il est plus productif de recevoir des patients en clinique, car on peut en voir plus. «Plus productif» signifiant en fait «plus rémunérateur» vu le mode de rétribution des médecins au Québec, payés à l’acte…

Et c’est pour ça qu’en dépit des promesses politiques, rien ne changera. Et que je ne décolèrerai pas.

***

Journaliste depuis plus de 30 ans, Josée Boileau a travaillé dans les plus importants médias du Québec, dont au quotidien Le Devoir où elle a été éditorialiste et rédactrice en chef. Aujourd’hui, elle chronique, commente, anime, et signe des livres. En 2019, elle a publié J’ai refait le plus beau voyage (éd. Somme toute) et Ce jour-là, Parce qu’elles étaient des femmes (éd. La Presse) soulignant les 30 ans de la tuerie de Polytechnique. 

Les opinions émises dans cet article n’engagent que l’auteure et ne reflètent pas nécessairement celles de Châtelaine.

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