À bien y penser

Quand c’est l’abusée qui raconte…

Messieurs les abuseurs, vous monopolisiez la parole depuis des siècles, en prétendant que vos propos racontaient toute l’histoire. Eh bien non, il en manquait un bout! Voici l’autre version.

À gauche: Denise Bombardier (Photo: Getty Images / Sophie Bassouls)

Est-ce 2019 qui finissait bien ou 2020 qui s’ouvrait sous de beaux auspices? Peu importe, j’ai trouvé extrêmement réjouissante la sortie de l’ouvrage Le consentement de la Française Vanessa Springora. À son tour de parler de sa relation de jeune amante de 14 ans avec l’écrivain Gabriel Matzneff, qui avait alors trois fois son âge et qui avait fait de leur couple de la matière à littérature.

Cet «à son tour» assumé le confirme: alors que le procès du producteur Harvey Weinstein s’ouvre à New York, le mouvement #MoiAussi – qui avait dénoncé les agissements de celui-ci – continue de se déployer de toutes sortes de manières. Notre époque n’a pas que des noirceurs!

L’histoire de Vanessa Springora a pour particularité la pédophilie qui revêt les charmes de la séduction. Le processus est bien résumé par la cinglante réplique de Denise Bombardier à Gabriel Matzneff sur le plateau de l’émission littéraire Apostrophes,où ils étaient tous deux invités il y a 30 ans: «On sait que les vieux messieurs attirent les enfants avec des bonbons; monsieur Matzneff les attire avec sa réputation.»

Et bien sûr que les bonbons, ça marche souvent! Curiosité, gourmandise, exaltation d’être choisie – et le piège se referme, d’autant plus pervers qu’après, on dira que vous aviez consenti pendant des semaines, des mois, des années… Alors victime, vraiment? Son livre a beau décortiquer cette mécanique, Vanessa Springora a encore droit aujourd’hui à de tels commentaires, comme on peut le constater sur différents sites.

Des gens qui s’y connaissent – je pense ici à la sexologue Jocelyne Robert qui y consacrait un texte sur sa page Facebook il y a quelques jours –, expliquent d’ailleurs que le plaisir ressenti est justement le plus troublant pour le jeune abusé. C’est ce sur quoi jouent les pédophiles à la Matzneff, pas le moindrement troublés eux!

Autre problème plus complexe qu’il n’y paraît: la différence d’âge. Elle avait 14 ans, lui 50. C’est assez pour allumer toutes les lumières rouges. La mère de Vanessa Springora a d’ailleurs tenté de s’interposer, ce qui n’a fait qu’accentuer l’attirance de l’ado pour l’écrivain mature… Surtout qu’au fond, même la mère était éblouie. Elle travaillait dans le milieu de l’édition et connaissait l’adulation à laquelle Matzneff avait droit. Un autre piège qui se refermait, autant sur l’enfant que sur son entourage.

… Et puis, parfois, ces histoires de couples où l’adulte croise l’adolescence virent vraiment au grand amour. Céline Dion et René Angelil avaient 27 ans de différence. Elle était certes majeure au moment de la présentation officielle de leur couple, mais les débuts de leur romance sont toujours restés floues. Pour le président français Emmanuel Macron, il n’y a pas d’ambiguïté. Il a 16 ans lorsqu’il commence sa relation avec sa prof de théâtre. Elle s’appelle Brigitte, elle a alors 41 ans. Ils sont toujours ensemble.

Et je suis de la génération qui a pleuré en voyant le film Mourir d’aimer, sorti en 1971 et inspiré de l’histoire vraie d’une professeure condamnée pour détournement de mineur en raison de sa relation avec son élève de 16 ans. Elle finira par se suicider.

Dès lors, comment savoir si on est dans les détours de l’amour, qui ne suit pas toujours les normes, ou devant un ogre qui croque des enfants? Les ogres, bien plus nombreux que les amoureux, ne sont pas sans jouer aussi de cette confusion.

Avec Gabriel Matzneff toutefois, on savait: autant dans ses livres que dans ses propos, il se vantait «d’initier» des tout jeunes, filles comme garçons. Sans oublier le tourisme sexuel qu’il pratiquait ouvertement.

L’écrivain, bien protégé, s’est ainsi moqué de la loi pendant des décennies; il devra maintenant répondre de ses actes puisqu’une enquête pour viols commis sur mineurs vient d’être ouverte à son encontre en France. Mais ce n’est pas madame Springora qui a porté plainte. Selon la loi française, elle n’aurait pas pu car ce qu’elle a vécu remonte à trop loin.

De plus, elle n’en a pas le souhait. L’important est ailleurs, et c’est ce que je trouve intéressant. Au-delà des définitions, des calculs, des règles de droit, ce qui se passe avec Le consentementest bien plus fondamental. Vanessa Springora se réapproprie une histoire qui est aussi la sienne et renverse la perspective, recadre les projecteurs.

Il se disait sublime; elle expose qu’il était abject. Il a fait d’elle un personnage de littérature; elle montre les marques réelles dans sa chair et dans son cœur. Il a tout exposé d’elle, y compris des lettres intimes; elle sort du bureau du psy pour prendre elle aussi d’assaut l’espace public.

Bref, elle rétorque mot pour mot, en utilisant l’arme littéraire aussi habilement que lui, parce que comme lui, elle est écrivaine.

La parole de l’homme qui dominait tout est soudain balayée dans un coin. Et derrière Vanessa Springora se dessinent les autres victimes, notamment ces petits garçons de 11, 12 ans de Manille, dont l’écrivain raffolait. Ils sont encore privés de voix pour raconter leur propre histoire, mais peut-être que demain…

Gabriel Matzneff, increvable narcissique, se dit aujourd’hui horrifié. Sont bien tous pareils ces messieurs abuseurs, de Polanski à Weinstein: ils ont eu la carrière, les prix, la célébrité, les adorateurs, l’argent, et ils n’ont même pas la décence de se taire quand le party qu’ils ont mené à leur profit pendant des décennies prend fin.

Pervers jusqu’au bout, ils se disent même victimes, tout en accusant celles qui les dénoncent de tomber dans la mode de la victimisation! Alors qu’elles ne peuvent même pas rêver aux égards auxquels ces messieurs ont eu droit toute leur vie.

Mais désormais elles parlent fort et on les écoute. C’est révolutionnaire parce qu’hier encore, c’était inimaginable ou bien tourné en dérision – comme Denise Bombardier l’a vécu de première main. Alors je dis: «Victoire!» Et que ça continue!

***

Journaliste depuis plus de 30 ans, Josée Boileau a travaillé dans les plus importants médias du Québec, dont au quotidien Le Devoir où elle a été éditorialiste et rédactrice en chef. Aujourd’hui, elle chronique, commente, anime, et signe des livres. En 2019, elle a publié J’ai refait le plus beau voyage(éd. Somme toute) et Ce jour-là, Parce qu’elles étaient des femmes (éd. La Presse) soulignant les 30ans de la tuerie de Polytechnique.

Les opinions émises dans cet article n’engagent que l’auteure et ne reflètent pas nécessairement celles de Châtelaine.

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