À bien y penser

Cachez ce corps, trop vrai pour être vu!

Dans les vestiaires, seuls les corps qui correspondent à des critères précis – proportionnés, sans graisse, bien épilés – sont dignes de s’afficher.

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Photo: iStock / sturti

Je sais bien que vieillir implique, hélas, d’assommer son entourage avec ses souvenirs. Mais je ne peux m’en empêcher tant j’ai de plus en plus l’impression d’avoir vécu ma jeunesse sur une autre planète. Cette fois, c’est une nouvelle émanant de Brossard qui m’a ramenée en arrière.

À l’été 1985, j’entrais officiellement dans ce monde tant espéré du journalisme en devenant stagiaire au quotidien La Presse. Un des tous premiers reportages que j’avais eu à faire portait sur une curieuse interdiction tout juste instaurée à Outremont (qui était alors une ville en soi et non un arrondissement montréalais). Le port du maillot de bain devenait interdit dans les parcs, incluant celui où se trouvaient une piscine et une pataugeoire des plus fréquentées.

J’avais donc multiplié les appels pour savoir si une telle interdiction existait ailleurs, non sans m’amuser ferme d’une telle pudibonderie avec mes collègues. D’ailleurs, tout le Québec en faisait autant. Quoi, s’affoler pour des corps en maillot dans un parc! Mais c’était la blague de l’été!

Vérification faite, l’interdit d’Outremont était effectivement unique en son genre et le ridicule de la situation a fait en sorte que la ville a finalement reculé.

On est maintenant en 2017 et, aujourd’hui, l’interdit est d’un autre ordre: fini la nudité dans des vestiaires qui ont pourtant pour vocation de permettre aux gens d’enfiler leur maillot! C’est la consigne en vigueur depuis plus d’un an à Brossard, mais comme la ville l’a mieux publicisée ces jours-ci, cela lui a valu de faire la nouvelle.

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On nous a toutefois bien expliqué que la politique de Brossard n’avait rien d’exceptionnel. Elle s’inscrit au contraire dans une nouvelle mode qui se répand dans les centres aquatiques: soit on recommande fortement de se changer en cachette, soit on met en place des vestiaires mixtes, bien vitrés pour que l’on voit tout de la piscine, obligeant les usagers à utiliser les espaces individuels pour revêtir discrètement leur maillot.

Je ne sais pas ce qui m’étonne le plus: qu’on en arrive à de telles décisions ou qu’on n’éclate plus collectivement de rire en réaction à celles-ci.

Il faut avoir conscience ici qu’aucune agression, aucun exhibitionnisme au sens sexuel du terme n’est évoqué pour justifier la consigne. Elle découle tout bêtement d’un malaise exprimé par des usagers, notablement âgés de moins de 40 ans. Dans les multiples entrevues qu’il a données, le directeur adjoint du service de loisirs de Brossard a bien répété qu’il s’agissait d’un «changement générationnel».

Les très libérés soixante-huitards, et la génération qui les a immédiatement suivis, venaient encore d’être épinglés, ai-je du coup pensé: ces tout-nus de hippies vivent maintenant le retour du balancier. Mais je crois que le malaise est plus profond – je dirais même plus insidieux – que de vouloir juste faire le contraire de papa et maman.

Les jeunes n’ont pas peur de la nudité: elle s’affiche partout et fait partie de leur quotidien. Après tout, bien des aventures, amoureuses ou strictement sexuelles, s’accompagnent de photos furieusement sexy que les partenaires s’échangent sans gêne en un clic – et montrent aux copains et aux copines.

Mais c’est une nudité sous contrôle: virtuelle, désincarnée, exempte de vraie chair, de ses replis, ses rides, ses poignées d’amour, sa cellulite, ses os saillants.

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Que seuls les corps figés aient le droit d’être vus n’a rien de nouveau en soi. Ça nous ramène plutôt 50 ans en arrière, en 1967. Des danseuses des Ballets africains de Guinée avaient alors été interpellées parce qu’elles donnaient un spectacle folklorique seins nus à la Place des Arts. Des agents de la Brigade de la moralité, présents dans la salle, les avaient dès lors accusées d’avoir participé à un spectacle immoral. La légende veut qu’un policier aurait résumé le tout très simplement: «Quand ça bouge, c’est obscène!» De quoi rire sur le coup et pendant des années – et le Québec ne s’en est pas privé!

On y revient donc. Quand ça bouge, ça marche, ça s’assoit et ça bavarde en étant vêtus de rien, ça dérange! Mais nous sommes en 2017, et pas dans les années 1950 ou 1960, il faut donc compléter l’exclamation: «Quand ça bouge et que ce n’est pas jeune, ferme et beau, c’est obscène!»

Il est là, le vrai problème. Seul le corps qui correspond à des critères précis – proportionné, sans graisse, bien épilé – est digne de s’afficher. C’est en fait l’esthétique pornographique qui vient de triompher au quotidien, lui qui depuis des décennies est à modeler notre représentation du corps humain, particulièrement celui des femmes.

On dira qu’au contraire, nous sommes dans une société qui entend désormais mettre en valeur la diversité. Quel leurre. Oubliez les quelques exceptions connues: pour la moyenne des femmes et la totalité des stars, l’obligation de minceur et de peau lisse continue de peser de tout son poids. La diversité corporelle permise se limite à la variété de la grosseur des seins!

Notre représentation du corps idéal est devenue très encadrée, très nourrie par les images de courbes rares ou irréelles ou retravaillées – bien huilées, judicieusement éclairées – et plutôt que de défier ce modèle écrasant, nous choisissons de nous cacher. Comme si le décalage était devenu tellement grand, pour les femmes, entre le modèle à suivre et ce que les vrais corps deviennent en vieillissant, que la réalité en est insupportable.

J’ai bien dit «pour les femmes». Il n’est pas anecdotique que l’exemple de plainte donné par le représentant de la ville de Brossard mettait en scène une jeune femme qui avait dénoncé le comportement de deux dames âgées de plus de 60 ans. Leur crime? Avoir jasé de leurs recettes de tartes en restant toutes nues en plein vestiaire, à la vue de toutes!

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Rions un peu: il est possible, les jeunes ne cuisinant guère – et surtout pas des tartes! –, que cet échange culinaire ait en soi causé des frissons. En cuisine aussi, c’est dorénavant l’image qui prime la réalité.

Mais s’y ajoutaient des corps vieillis, donc assurément des seins tombants et des chairs qui gigotent, dont leurs détentrices n’étaient même pas gênées puisqu’elles prenaient leur temps pour jaser. Panique à bord! Autorités, svp, cachez ces corps que je ne veux pas devenir!

J’ai beau avoir connu les décennies 1960 et 1970, je suis moi-même assez prude, pas le genre à faire trois fois le tour du vestiaire nue. Mais il ne me viendrait pas à l’idée de prendre une douche, même collective, en restant habillée (suis-je vraiment en train d’écrire une telle chose, qui nous ramène aux temps anciens, pleins de religiosité, où il fallait se laver sous la jaquette?). Et de voir des vraies femmes se mettre à nu pour se changer m’apparaît juste naturel. Comme dans «la nature nous a faites à la fois différentes et pareilles».

Que de très jeunes enfants, qui accompagnent leurs parents, en aient aussi conscience n’est pas plus indécent. Ça leur donne quelques images pour contrer celles que les films, les clips, et tout ce qui peut facilement se trouver sur Internet nous imposent.

Reste qu’il y a des plaintes et que les directions de piscines, privées comme publiques, doivent y faire face. Le directeur adjoint de Brossard le formulait bien: «Il y a 10 ans, personne n’aurait rien dit, mais maintenant, on est rendus à ça.»

Mais «rendus» implique qu’on a avancé. C’est plutôt «avancez en arrière!», comme lançaient les conducteurs de bus dans mon jeune temps…


Les opinions émises dans cet article n’engagent que l’auteure et ne reflètent pas nécessairement celles de Châtelaine.

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Journaliste depuis plus de 30 ans, Josée Boileau a travaillé dans les plus importants médias du Québec, dont au quotidien Le Devoir, où elle a été éditorialiste et rédactrice en chef. Aujourd’hui, elle chronique, commente, anime et signe des livres.

Les opinions émises dans cet article n’engagent que l’auteure et ne reflètent pas nécessairement celles de Châtelaine.

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