Psychologie

Trouver son village (et sortir de sa bulle)

Socialiser avec du vrai monde dans un vrai décor ajoute en moyenne 15 ans à sa vie. Comment pourrions-nous profiter de ce bonus, nous, bibittes mobiles en mode virtuel, si nombreuses à naviguer en solo?

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Le mercure descend à moins 45 degrés l’hiver, la nuit dure 17 heures le tiers de l’année, le coût de l’épicerie est scandaleux, et il faut être fou pour sortir sans son répulsif à ours. Qu’importe : Sophie Brisebois ne s’imagine pas quitter le Yukon, son chez-soi adoptif depuis huit ans.

Pourtant, à son arrivée, la brunette -athlétique originaire de Saint-Jovite, P.Q., pleurait toutes les larmes de son corps dans sa maison « même pas répertoriée sur Google Maps », perdue au milieu d’un territoire de 480 000 km2 où vivent à peine 36 500 âmes. Son rêve d’aventures peuplé de licornes des mers, de pics enneigés redoutables et de rivières furieuses fondait comme le pergélisol. « Pour la première fois de ma vie, moi, si indépendante, je me sentais terriblement seule », dit-elle.

C’est que les journées étaient longues, une fois son amoureux parti au travail, à changer les couches de sa fille, à fendre le petit bois et à guetter le grizzli. « Je sautais sur chaque occasion de prendre l’avion pour retrouver ma famille au Québec. » Situation d’autant plus déchirante que son conjoint était aux anges, lui : il occupait enfin un poste permanent de prof d’éducation physique en plein air, pas mal mieux payé qu’au Québec, et il tripait à conduire son attelage de malamutes et d’alaskans à travers la taïga.

Le prix de la liberté

Bien que tous n’en souffrent pas, ou pas autant (voir l’encadré « Seul avec sa solitude »), les épisodes de solitude comme celui qu’a traversé Sophie sont fréquents, de l’avis de plusieurs chercheurs. Pour un paquet de raisons. Peine d’amour, monoparentalité, décès du conjoint, dépression. Chômage, périodes de disette, obligation de s’exiler au diable vert pour trouver du travail ou étudier.

« Nos trajectoires sont bien plus changeantes qu’il y a 50 ans, alors que nos destins étaient encore régis par l’Église, la famille, le village, l’entreprise pour laquelle on travaillait jusqu’à la retraite », explique Marie-Chantal Doucet, professeure de sociologie à l’UQAM et auteure de Solitude et sociétés contemporaines, une sociologie clinique de l’individu et du rapport à l’autre (Presses de l’Université du Québec). 

Aujourd’hui, on a la liberté de mener sa barque comme on l’entend – quitte à rompre avec sa famille ou à ne plus remet-tre les pieds dans son patelin natal, par exemple. « Mais, paradoxalement, cette autonomie revendiquée s’accompagne parfois d’un manque de l’autre », dit-elle. 

« Il y a aussi que le rythme de vie moderne laisse peu de temps pour se lier », fait observer Monique, une des très nombreuses personnes esseulées à m’avoir contactée à la suite d’un appel de témoignages sur la page Facebook de Châtelaine

Cette immigrante française, aujourd’hui établie à Montréal, s’occupe de ses filles à temps plein depuis que son ex a déniché un boulot en Ontario. Après l’interminable trajet en voiture pour rentrer du bureau, le slalom entre les pépines et les cônes orange, c’est la valse des devoirs et des tâches domestiques. Trop crevée pour voir des copines ou s’impliquer socialement, elle se branche sur Facebook avant le dodo, histoire de se donner « l’impression d’inter-agir avec des “amis” ». « Je crains de perdre toute aptitude à aller vers autrui dans la vraie vie, dit-elle. Les relations humaines, ce n’est pas comme le vélo : on oublie comment faire. »

Animal social

Ces liens, ils sont pourtant « aussi fondamentaux pour la survie que se nourrir », souligne la psychologue montréalaise Susan Pinker, auteure d’un ouvrage publié en août dernier, The Village Effect – How Face-to-Face Contact Can Make Us Healthier and Happier (Random House Canada). Les données scientifiques qu’elle a colligées pendant quatre ans sur les bienfaits des contacts en chair et en os l’ont secouée au point de chambouler sa routine de travailleuse autonome scotchée à l’ordi. « Je me suis inscrite à un club de natation et je parle davantage à mes voisins ! »

La psychologue a été particulièrement marquée par son séjour à Villagrande, village reculé de l’île de Sardaigne, en Italie, où résident six fois plus de centenaires qu’ailleurs sur la planète. Et, phénomène unique dans le monde, autant d’hommes que de femmes avec plus d’un siècle au compteur, alors que d’habitude, ces dernières ont une espérance de vie supérieure. 

Leur longévité exceptionnelle s’explique en partie par le maillage serré de leur communauté, où personne n’est jamais laissé à lui-même, a-t-elle découvert au fil d’entrevues avec des experts. Il en découle un sentiment profond de sécurité et d’appartenance dont les effets contre les maladies sont plus efficaces qu’écraser la cigarette, faire du sport et maintenir un poids santé. « Ça ajoute 15 ans à sa vie, en moyenne. Pourtant, personne ne parle de ça », se désole la psychologue. 

Les scientifiques en sont encore à analyser le comment et le pourquoi de ces effets, mais il semble notamment que l’écoute, les rires, les câlins, le soutien matériel de nos alliés contribuent à endiguer les réactions négatives que provoquent les hormones de stress dans l’organisme. Un beau cadeau à faire à ses systèmes immunitaire et cardiovasculaire. Et à sa santé mentale.

Pour que ces bienfaits adviennent, le cinq à sept du jeudi avec les copines et le souper du dimanche avec la tribu ne suffisent pas, précise Susan Pinker. Il faut aussi se joindre à des cercles plus larges – troupe de danse, club de lecture, association de quartier. En effet, la recherche indique que faire partie de tels groupes aide plus à prévenir la dépression ou à en guérir que les liens de personne à personne.

L’actrice et réalisatrice Marie-Pierre Poirier peut en témoigner, elle qui a traversé un désert existentiel il y a cinq ans. Ayant coupé les ponts avec amis et collègues pendant 18 mois pour s’occuper de sa mère gravement malade, elle s’est retrouvée seule dans son spoutnik le jour où cette dernière est morte. Pas de frère ni de sœur, pas de père non plus. Et un mari parti. « N’avoir personne avec qui partager son café du matin, passer Noël en solo à écouter l’émission spéciale d’Alain Lefèvre à la radio de Radio-Canada, avec sa petite assiette de saumon fumé, c’est dur. »

Son soleil : les réunions du lundi avec d’autres personnes endeuillées à la maison funéraire Alfred Dallaire. « J’ai trouvé là du monde qui comprenait intimement ma douleur et dont l’expérience me touchait aussi. Au fil du temps, j’y ai tissé des amitiés profondes, mais c’est d’abord le sentiment d’appartenir à l’ensemble qui m’a évité la noyade. »

Sortir de sa bulle

Un groupe de soutien virtuel aurait-il fait pareil ? La question fait débat. Mais, pour sa part, Susan Pinker est convaincue que nos relations en ligne n’ont pas les vertus protectrices de la chaleur humaine : « C’est comme du fast-food par rapport à un repas complet fricoté à la maison. »

Or, grâce à Internet, les gens peuvent travailler, étudier, magasiner, se divertir en direct de leur salon, sans croiser le moindre regard de la journée. Même au bureau, on préfère envoyer un courriel à son collègue plutôt que d’aller lui parler, relève la psychologue. « Je ne diabolise pas le web – je ne m’en passerais pas. Mais ça nous rend paresseux socialement, tout comme l’automobile a favorisé la sédentarité. Déjà, des études rapportent que les gens ont moins de confidents qu’avant, qu’ils se sentent plus déconnectés de leur voisinage. Je m’inquiète des conséquences à long terme sur la santé publique. Et sur la cohésion sociale. »

La spécialiste en sociologie urbaine Annick Germain se fait moins de souci pour l’avenir, elle qui a décortiqué à fond les us et coutumes de ceux qui naviguent en solo dans Habiter seul : un nouveau mode de vie ? (Presses de l’Université Laval). 

Au Québec, 3 ménages sur 10 ne comptent qu’une personne. Soit cinq fois plus qu’en 1960. La plupart n’ont pas choisi ce statut au départ, note la sociologue -affiliée au Centre Urbanisation Culture Société de l’INRS. Mais beaucoup y prennent goût. « Ça ne fait pas d’eux des ours fuyant la civilisation ! » Au contraire, la grande majorité disent être bien entourés et sortir souvent.

Les espaces publics hyper animés en sont la preuve. « Il y a 30 ans, il n’y avait personne dehors, rappelle Annick Germain, qui a mené plusieurs études sur les parcs. Les terrasses étaient même interdites à Montréal à l’époque du maire Jean Drapeau. » L’essentiel de la vie sociale se déroulait en privé, dans la cellule familiale. La famille a rétréci, et son importance s’est relativisée, mais le besoin fondamental de socialiser demeure. « Les gens le comblent en se rassemblant. Marches, mani-festations, pique-niques, festivals : tous les prétextes sont bons maintenant ! »

La sociologue est aussi frappée par la multiplication des cafés au Québec. Oui, un tas de clients y sirotent leur cappuccino en pitonnant sur leur téléphone intelligent, plus absorbés par les échanges sur Twitter que par ceux entre leurs voisins de table. « Mais ils choisissent d’être là plutôt qu’en pantoufles à la maison. Je pense que le simple fait de se trouver avec d’autres en un endroit a un impact positif sur la santé mentale, même si ces liens sont ténus. »

Par ailleurs, les bonnes vieilles relations de voisinage semblent reprendre du service en certains lieux, après avoir été répudiées par la bibitte moderne, qui supporte mal la compagnie qu’elle n’a pas choisie.

C’est du moins ce que constate Nadine Maltais, coordonnatrice générale par intérim du Réseau québécois de Villes et Villages en santé. Ce regroupement de 225 municipalités lutte notamment contre le sentiment d’isolement et l’effritement de l’esprit communautaire rapportés dans des études. « La solidarité entre voisins n’est pas une norme sociale très forte au Québec ; les gens ont souvent peur de déranger ou de se sentir envahis, fait-elle remarquer. Il y a un côtoiement respectueux, mais une réserve mutuelle. »

La Fête des voisins et Voisins solidaires, deux des initiatives du Réseau, remportent tout de même du succès dans plusieurs localités. « Les citoyens nous disent que ce cadre leur donne enfin un prétexte pour socialiser avec ceux qui vivent à côté de chez eux. Avant, ils ne savaient pas trop comment s’y prendre, ils étaient mal à l’aise. »

Est-ce que le climat polaire favorise davantage les rapprochements au nord du 60e parallèle ? « Je n’ai jamais ren-contré de gens aussi ouverts que les Yukonnais », témoigne Sophie Brisebois, sauvée de la déprime grâce à Helen-Anne, une chaleureuse francophile qui a retonti un beau matin. « On ne se connaissait pas, mais elle avait su entre les branches que j’étais souvent seule à la maison. C’est elle qui m’a introduite auprès de la commu-nauté de 1 500 francophones installée à Whitehorse. »

Une communauté si animée que Sophie et son chum ont déménagé en ville pour s’y intégrer. « Tu viens d’accoucher ? Les voisins te préparent des plats pour un mois. Ton père est malade et tu es trop cassé pour te rendre au Québec à son chevet ? On passe le chapeau pour t’offrir un billet d’avion. Cette solidarité m’a redonné ma force morale. » 

Bien sûr, il faut composer avec le Yukon time. Dans cette contrée sauvage où beaucoup de gens au passé peu banal viennent commencer un nouveau chapitre de leur vie, on ne fait jamais subir d’« interrogatoire » à la première rencontre, par exemple. « Moi qui suis très curieuse des autres, j’ai dû freiner mes ardeurs, poser moins de questions personnelles. Au Yukon, ce que les gens font et sont maintenant importe plus que là d’où ils viennent. »

Aussi, il lui a fallu dompter son côté « Ti-Joe Pancarte », toujours prêt à dénoncer les abus de toutes sortes. Peut-être parce que tout le monde connaît tout le monde, et qu’un incident diplomatique est si vite arrivé, les Yukonnais ne disent pas ouvertement ce qu’ils pensent. « Ce qui fait perdurer les malaises et l’injustice », regrette Sophie. 

Reste que ça enrichit un quotidien, un tel concentré d’esprits originaux. « C’est parmi eux que je me vois vieillir, avec mon amoureux et nos deux enfants. Même si papa, maman, frérot et amis d’enfance sont à 64 heures d’auto. J’ai réussi à bâtir mon propre village. » 

Seul avec sa solitude

À l’instar des plantes, dont le besoin de lumière varie, les humains diffèrent aussi quant à leur besoin de compagnie. Il faut surtout être à l’affût du sentiment de solitude, qui peut avoir de graves effets sur la santé cardio-vasculaire et les capacités cognitives, selon de nombreuses études. D’un point de vue psychologique, ce sentiment émerge lorsqu’il y a « déséquilibre entre le réseau social dont dispose une personne et celui qu’elle souhaiterait avoir », explique Émilie Jetté, psychologue à l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal. Un état subjectif qui fait que même des personnes très entourées peuvent éprouver de la solitude, comme si rien ne comblait leur appétit. « Ça peut heureusement se résoudre si nous revoyons nos attentes par rapport à ce que les autres sont capables de nous donner.»

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