Entrevues

Conciliation travail-famille: entretien avec Anne-Marie Slaughter

Pour venir en aide à son fils, Anne-Marie Slaughter a démissionné d’un poste prestigieux auprès d’Hillary Clinton. Elle en a profité pour réfléchir à la conciliation travail-famille et écrire. Entrevue avec l’auteure d’un essai coup-de-poing.

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Photo: Johnny Shryock

Faire passer sa famille avant sa carrière ? Une hérésie pour cette ardente féministe. Mais, au début de 2011, rien ne va plus : son fils aîné en pleine crise d’adolescence a des démêlés avec la justice. Pressentie pour une promotion, la conseillère aux affaires étrangères, qui travaille déjà 18 heures par jour à Washington pendant que son conjoint s’occupe de la maisonnée dans le New Jersey, doit faire un choix. Elle plie bagage et part retrouver mari et enfants.

Elle prend alors conscience que « les femmes ne peuvent toujours pas tout avoir ». Réflexion qui se traduira en un plai­doyer publié dans le magazine The Atlantic en juillet 2012. L’article – de 16 pages – aura un puissant retentissement aux États-Unis et au-delà. Les entreprises n’offrent pas la souplesse nécessaire pour s’adapter aux besoins variables des familles, dit-elle en substance. Selon elle, les parents qui font passer leurs enfants avant leur employeur sont souvent vus comme des incapables – des mauviettes dans le cas des hommes, des arriérées, traîtresses à la cause féministe, dans le cas des femmes.

Elle vient d’ailleurs de publier Unfinished Business : Women, Men, Work, Family, dans lequel elle propose une nouvelle voie pour le féminisme – sans jugement pour celles qui donnent priorité à leur famille.

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Sheryl Sandberg, numéro deux de Facebook, dans son livre En avant toutes, prétend que les femmes doivent s’imposer sur le marché du travail, tandis que, d’après vous, c’est la société qui doit s’adapter. Par où commencer ? Il faut parler du fait que nous avons tous un côté performant et un côté aidant. Pour nous épanouir en tant qu’êtres humains, nous devons pouvoir exprimer les deux. Le féminisme a libéré les femmes en leur permettant de devenir soutien de famille, comme leurs pères, sans tenir compte de leur côté aidant. Quant aux hommes, ils sont toujours cantonnés au rôle de pourvoyeur.

Donc, la société ne valorise pas le fait de prendre soin de ses proches. Vous avez vous-même douté de l’importance de cet aspect jusqu’à ce que vous frappiez un mur à Washington. J’étais ­persuadée que le travail rémunéré avait plus de valeur que celui effectué à la maison. Aujourd’hui, j’estime que les deux sont équivalents. S’occuper des autres exige d’être à l’écoute, de savoir interagir. Quand on prend soin d’un enfant, on forme son cerveau. On configure littéralement ses synapses ! C’est plus que de le laver, le nourrir et l’habiller. Les économistes diraient qu’on investit dans le capital humain, l’actif le plus précieux d’une société.

En vous exprimant dans The Atlantic sur votre propre besoin d’être auprès de vos enfants, avez-vous craint qu’on vous prenne moins au sérieux sur le plan professionnel ? On m’a très mal comprise et, encore aujourd’hui, on me présente comme « celle qui dit que les femmes ne peuvent pas tout avoir ». J’ai passé ma vie à me battre pour que nous puissions avoir une carrière ET une famille. Maintenant, on me taxe de soutenir l’inverse. J’ai travaillé pendant deux ans pour Hillary Clinton, de qui on a dit tout et son contraire. Sa philosophie : « Les chiens aboient, la caravane passe – on avance, on fait son boulot sans se préoccuper du reste. »

Qu’a-t-elle pensé de votre article ? Je crois qu’elle a compris mon choix et qu’elle l’a respecté. Elle signe d’ailleurs un mot dans mon livre. Elle continue d’être un modèle pour moi. Quand je la vois investir dans sa famille, quand je la vois si fière de sa petite-fille, je sais que ses proches sont aussi importants pour elle que sa carrière.

Avez-vous eu des regrets ? Le « printemps arabe », la mort de Ben Laden… 2011 aurait été une époque extra­ordinaire au département d’État [­équivalent du ministère des Affaires ­étrangères]. Je lisais les journaux et me disais que ça aurait été formidable d’y être, c’est sûr. Mais j’avais quand même un travail que j’adorais : auteure, conférencière, gestionnaire. Tout en pensant : « J’espère avoir un jour de nouveau la possibilité de travailler en politique étrangère. Le monde sera toujours là, avec toute sa complexité. » Je me devais d’accorder la priorité à ce qui ne reviendrait pas.

C’était votre choix. Pourquoi était-ce si dur à admettre ? Mon mari se débrouillait très bien, mais mon fils vivait une période difficile. Je savais qu’il fallait que je revienne. J’avais de la difficulté à m’avouer que je ne voulais surtout pas, rendue à la fin de ma vie, m’apercevoir que j’avais raté les cinq, six dernières années des enfants à la maison. J’avais été conditionnée à penser que c’était sur le marché du travail que j’avais le plus de valeur. Mais au fond, je savais que plus tard je trouverais que c’était le mauvais choix.

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Vous dites que ce que les femmes s’imposent leur donne plus de travail et que ça insécurise les hommes face à leurs propres compétences. Comment faire autrement ? D’abord, revoir les fameuses listes ! On peut en faire pour soi, mais il faut arrêter d’en faire pour son conjoint. Quel que soit le partage des tâches, il doit pouvoir s’acquitter de sa part à SA manière. Ensuite, il faut se demander d’où vient cette certitude qu’on sait faire les choses mieux que lui, que la maison devrait ressembler à l’image qu’on en a, que sa propre organisation du temps est la bonne, que l’enfant devrait ranger ses vêtements plutôt que d’aller jouer à la balle… Les femmes disent : « C’est lui qui a le beau rôle et c’est moi qui me tape tout le travail ! » Mais le parent plus « amusant » investit son temps lui aussi, même si c’est pour apprendre aux enfants à jouer au poker.

Comment vous êtes-vous libérée de cette notion de « tâches de filles, tâches de gars » ? Mon conjoint est quelqu’un de très fort. Il est assez sûr de lui pour vouloir briser le moule. Oui, il s’occupe des enfants à sa manière, il gère la cuisine d’une façon très différente de la mienne. Ça pourrait me rendre folle, mais ce que je vois, c’est quelqu’un qui me soutient. Avant, j’aurais pensé : « Je veux un homme qui soit mon égal : il doit gagner autant d’argent que moi et avoir une carrière aussi riche. » Croyez-moi, mon mari a très bien réussi [il est professeur à l’Université de Princeton], mais la plupart des gens diraient que ma carrière est plus remarquable. Avec le temps, j’ai réalisé que, sans lui, je ne pourrais pas faire ce que je fais.

Et que penser des hommes qui ne s’occupent pas des autres sans s’en porter plus mal ? Je leur dis : « Vous croyez être heureux, mais vous passez à côté de la moitié de votre vie. Vous ne profiterez pas de relations privilégiées avec vos enfants, vos parents, votre conjointe, vos amis, à moins d’investir en prenant soin d’eux. » Les hommes ont deux grands regrets au moment de mourir, d’après Bronnie Ware, infirmière en soins palliatifs et auteure de The Top Five Regrets of the Dying [Les 5 plus grands regrets au moment de la mort, Le Dauphin Blanc]. Premier regret : « J’aurais dû mener la vie à laquelle j’aspirais plutôt que celle qu’on attendait de moi. » Deuxième : « J’aurais dû passer plus de temps avec ma famille. »

Il existe toutefois des barrières réelles. Par exemple, les pères qui prennent un congé parental sont mal vus. Les chefs d’entreprise devraient donner l’exemple. Je crois qu’il faut applaudir les hommes qui le font, et très fort. Aujourd’hui, nous devons dire : « Voilà un vrai homme » en parlant de celui pour qui il est aussi naturel de prendre soin de ses enfants que de rapporter un salaire au foyer. Un père qui ne croirait pas que sa famille est aussi importante que son travail – quelqu’un qui dirait, en situation de crise : « Je ne rentre pas à la maison même si mon enfant a besoin de moi » –, n’est pas une personne que je voudrais embaucher. Ce n’est pas ma définition de la force de caractère.

Après avoir travaillé comme directrice de la planification des politiques étrangères au gouvernement américain, croyez-vous encore qu’il est possible de changer le monde ? Je suis née en 1958, à l’époque où les femmes blanches issues de milieux aisés ne travaillaient pas et n’avaient de valeur qu’au foyer ou en tant qu’objet sexuel. Aujourd’hui, je vois une candidate à la présidence des États-Unis, je vois des femmes accéder à toutes sortes de postes. Je suis optimiste parce que j’ai assisté à des bouleversements positifs dans le monde. On vit dans une société qui permet le mariage entre personnes de même sexe – si cela est possible, la véritable égalité l’est sûrement !

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