Société

Maude Guérin: la plus belle saison de sa vie

À 16 ans, la fille de La Tuque avait une obsession: être comédienne. Et elle est devenue l’une de nos meilleures, au théâtre, à la télé et tout récemment au cinéma, crédible autant en aristocrate russe dans un Tchekhov qu’en fermière dans la nouveauté radio-canadienne 5e rang.

Photo: Andréanne Gauthier.

Pour l’interview, Maude avait proposé un cinq à sept, et elle est arrivée avant l’heure au Rouge Gorge, un bar à vin de Montréal. Lovée dans son fauteuil devant un dry martini, un demi-sourire aux lèvres et le regard rêveur, l’actrice savoure le moment. «J’ai congé de tournage pendant quelques jours. J’en profite.» Une pause salutaire, car elle a été fort occupée cet automne à s’initier à un nouveau métier. Après avoir été, au fil des ans, coiffeuse dans Mémoires vives, femme d’affaires dans Feux, procureure-chef dans Toute la vérité, gérante d’un casse-croûte dans Providence, propriétaire d’une galerie d’art dans Vice caché et serveuse de restaurant dans Fred-dy, Maude Guérin est désormais agricultrice dans 5e rang. Bonjour, veaux, vaches, cochons!

Écrite par le tandem Sylvie Lussier-Pierre Poirier (L’auberge du chien noir, 4 et demi…), cette nouvelle série drama­tique s’est payé le luxe d’être tournée dans une véritable ferme, à Saint-Chrysostome, hameau bucolique de la Montérégie. «Elle appartient à la productrice, Joanne Forgues», précise Maude qui, sans doute imprégnée de son nouveau rôle, dit souvent «ma ferme».

Et l’histoire? «Elle se passe de nos jours et commence fort, avec la mort de mon mari, trouvé aux trois quarts dévoré par les cochons dans leur enclos», explique, cocktail en main, celle qui incarne Marie-Luce Goulet, le personnage principal. Cette découverte macabre et suspecte changera la vie de la fermière, aînée d’une famille de cinq sœurs et mère de deux grandes filles. «Marie-Luce est une femme solide. Une chance, parce qu’elle se rend compte que son défunt époux l’a laissée dans la marde jusqu’au cou.»

Pour chausser les bottes en caoutchouc de Marie-Luce, Maude a appris à conduire un tracteur et à partager l’écran avec des bêtes qui n’en font parfois qu’à leur tête… de cochon. «Dans une scène qui a dû être reprise plusieurs fois, les porcs faisaient tomber une brouette dès que je me mettais à parler.» La citadine pur jus a aussi découvert qu’elle savait s’y prendre avec les chèvres. «Elles me reconnaissent et je les approche plus facilement que les autres membres de l’équipe.» 5e rang a également des répercussions dans sa vie personnelle. «J’ai arrêté de consommer du veau et de l’agneau. Je trouve ça effrayant, manger de jeunes animaux. Et je pense devenir bientôt végétarienne.»

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Nouveau souffle

Avec presque 30 ans de métier au compteur, Maude vit une période faste qui s’apparente à une consécration. La série Feux a lancé le bal en 2017 (prix Gémeaux, meilleur premier rôle féminin, dramatique). Puis, en 2018, c’est au cinéma que l’actrice a frappé un grand coup, grâce à son jeu mémorable dans le film Chien de garde (prix Iris, meilleure interprétation premier rôle féminin). Ce film a aussi été choisi pour représenter le Canada aux Oscars, mais n’a finalement pas été retenu parmi les finalistes.

Dans 5e rang, c’est la première fois qu’elle est la locomotive d’une série. «Je suis rendue là. J’aurais pu l’être avant, mais c’est maintenant que ça se passe, lance-t-elle, sans une once d’amertume. J’ai 53 ans et ma carrière connaît un second souffle, je trouve ça drôle… J’ai rencontré des actrices qui ont commencé en même temps que moi, dans des premiers rôles dans des téléromans ou des films et qui ont disparu des écrans depuis. Je ne suis pas un feu de paille.»

Pourtant, des risques, elle en a pris. Ses débuts à la télé en stripteaseuse dans Hamlet en Québec, en 1992, ont créé un certain émoi. Le téléfilm a été décrit à l’époque comme «un festival de fesses et une orgie de seins nus» dans Le Devoir. «Maude veut peut-être l’oublier, dit René Richard Cyr, qui l’a beaucoup dirigée au théâtre, mais on lui deman­dait d’être nue aux Beaux Dimanches pendant deux heures. Pauvre fille, ç’aurait pu lui être fatal!»

Maude n’oublie rien et assume tout. «J’étais une complète inconnue. J’aurais pu me casser la gueule et ne jamais plus travailler… Néanmoins, quand j’ai su que c’était un texte de Victor-Lévy Beaulieu et que Guy Nadon et Marcel Sabourin étaient de la distribution, j’ai embarqué.» À fond, pourrait-on préciser. Intense et perfectionniste, elle n’a pas lésiné sur les efforts, apprenant même d’une professionnelle les rudiments de l’effeuillage.

Serge Boucher, auteur de Feux (et d’­Apparences), reconnaît bien là celle qu’il considère comme sa meilleure amie. «Elle est comme ça: elle plonge. Les Maude Guérin de ce monde sont des puits sans fond de générosité.»

René Richard Cyr renchérit: «Le mot qui la décrit le mieux, c’est “amoureuse”. Elle commence un projet comme on entre en relation. En amour, on ne calcule pas son temps, on se donne sans compter.»

Parfois, c’est payant. Car si Hamlet en Québec n’est pas passé à l’histoire («fantasmes libidineux de vieux schnocks impuissants», selon une chroniqueuse de l’époque), Maude a su tirer son épingle du jeu. Tombé sous le charme, Victor-Lévy Beaulieu lui offre la même année un rôle sur mesure dans Montréal P.Q., qui deviendra l’un de ses téléromans les plus populaires. Dès lors, sa carrière était sur les rails.

Attachée à La Tuque

Demandez-lui ce qu’elle aurait pu faire d’autre dans la vie et sa réaction est immédiate: «Rien!» Pour cette actrice avec un grand A, pas de plan B ni C.

Quelque part sur le web survit encore la page de l’album des finissants de la polyvalente Félix-Leclerc à La Tuque où elle figure, cuvée 1981-1982. «Tu as trouvé ça!» s’exclame Maude, ajoutant être peu intéressée «par les internets». On la recon­naît à peine sur la photo. «J’avais 16 ans, pas ma meilleure période, disons.» Comme tous ses camarades, l’adolescente latuquoise et future gloire de son patelin avait dû répondre à des questions
Surnom: Pinotte salée («Mon père m’appelait comme ça.»)
Genre: originale («C’était pas difficile d’être originale à La Tuque.»)
Défauts: orgueilleuse, agressive («Fallait ben écrire quelque chose…»)
Obsession: devenir comédienne («Tu vois?»)

La même année, Pinotte salée quitte son coin de pays, ses parents divorcés et sa sœur aînée, Carole, à qui elle fera cadeau bien plus tard de son prix Iris, «afin de la remercier d’écouter la télé québécoise et d’aller voir nos films». Direction l’École de théâtre du cégep de Saint-Hyacinthe. «À ma première audition, j’ai été refusée. On m’a toutefois fortement suggéré de revenir. Ce que j’ai fait à 18 ans.»

Sortie de l’École en 1986, elle multiplie les démarches pour travailler comme comédienne, même si les portes menant à son rêve tardent à s’entrouvrir. «En attendant, j’ai bossé dans des bars, j’ai filtré les appels à CJMS, la nuit. Quand je disais que je voulais devenir actrice, on riait de moi: “Oui, t’as des beaux lolos, t’es ben cute, mais…” On ne me prenait pas au sérieux, c’était un milieu très macho, la radio.»

Tenace, elle a réussi à se faire une petite place, avant de foudroyer tout le monde en 1997 en jouant dans la pièce Motel Hélène. Œuvre-choc de Serge Boucher, mise en scène par René Richard Cyr, elle raconte la relation entre une jeune femme paumée d’un quartier populaire et son voisin gai. La critique a été sidérée. «Je n’ai jamais vu rien d’approchant la prestation physique que donne Maude Guérin dans Motel Hélène, écrit alors Hervé Guay dans Le Devoir. Elle est tout entière dans chaque geste. Sa Johanne dégage en outre un aplomb et un volontarisme si exact qu’elle fait peur.»

Pour endosser ce rôle mélo-tragique multipliant les moments osés, René Richard cherchait «une actrice qui n’avait pas l’air d’une actrice, qui pouvait être ta cousine, ta voisine, une fille à laquelle les femmes pouvaient s’identifier». Il avait vu Maude au théâtre deux ans plus tôt. Bingo! «Maude, c’est la girl next door. Ça ne veut pas dire qu’elle n’est pas belle, au contraire, elle assume son corps gorgeous

Cyr rappelle l’effet produit par Maude dans un autre spectacle, le magnifique Belles-sœurs, théâtre musical qu’il a dirigé (sur une musique de Daniel Bélanger), lorsqu’elle arrive en scène en Pierrette Guérin, la fille de bar ultravoluptueuse et sexy qui revient parmi les siens après 10 ans. «La réaction des hommes dans la salle, c’était quelque chose.»

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Photo: Andréanne Gauthier.

Après le sacre de Motel Hélène, Maude est devenue, selon ses propres mots, «reine au théâtre». Tchekhov, Shakespeare, Tremblay, Tennessee Williams: elle les a tous joués, du TNM au Rideau Vert et, à l’occasion, en tournée jusqu’en Abitibi. C’est d’ailleurs à Val-d’Or, en 2005, que la réalisatrice Sophie Dupuis, alors ­cégépienne, découvre Maude dans Les bonbons qui sauvent la vie, une autre création du tandem Boucher-Cyr.

«C’était l’un de mes premiers contacts avec le théâtre, et je l’ai remarquée, raconte-t-elle. Dix ans plus tard, je l’ai contactée lors de la préparation d’un court métrage, mais ça n’a pas abouti. Je suis revenue à la charge pour mon premier long métrage, Chien de garde

Appelée pour auditionner, Maude avait d’autres chats à fouetter. «J’étais en répétition au théâtre. J’y suis allée même si je n’avais pas vraiment eu le temps de me préparer.» La réalisatrice savait déjà qu’elle tenait l’actrice idéale qui pourrait incarner Joe. «Je ne souhai­tais pas en faire un personnage cliché de mère alcoolique, je voulais une femme digne, qui fait son possible, mais qui se sent désemparée face à la situation», explique Sophie Dupuis.

Et la situation en question est loin d’être facile: une famille embourbée dans la misère et pataugeant dans un climat tendu au sein d’un quartier montréalais gangrené par la mafia. C’est dans ce contexte que Joe se démène avec ses deux gars, JP et, surtout, l’intense Vincent, une bombe à retardement, incarné par la sensation de l’heure, Théodore Pellerin. «Maude dégageait exactement ce que je recherchais», précise la cinéaste.

Outre le naturel de l’actrice, devenue une amie, Sophie souligne son enthousiasme contagieux. « Tout l’émerveille. Maude arrivait tôt sur le plateau et la première chose que j’entendais, c’était son rire. Elle était heureuse d’être là. Mes journées de tournage avec elle, c’était le bonheur. »

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La maman d’Edmond

Nous en sommes à notre deuxième (ou troisième?) verre de blanc. «J’ai l’impression que ce n’est pas une interview, plutôt une rencontre», déclare Maude. Elle aurait bien aimé étirer la soirée, mais elle a promis à son fils de lui préparer un bon souper de pâtes. «J’ai été absente pas mal ces derniers temps.»

Edmond, un blond aux yeux bleus, a 16 ans. «C’est un beau garçon, précise sa maman. Et très intéressant. On a une grande complicité. En juin, à la fin de son secondaire, j’aimerais qu’on parte ensemble quelque part.» Il y a belle lurette que Maude n’est plus avec le père d’­Edmond, un artisan dans le milieu du cinéma. «Mon fils affirme qu’il souhaiterait peut-être devenir acteur, or je ne sens pas qu’il le veut vraiment.» Enfin, pas viscéralement, comme elle à son âge. «Quand il vient me voir au théâtre, il est souvent ému, et je le retrouve après les yeux pleins d’eau. Je constate que ce que je fais, ça le dépasse un peu, même s’il ne le dit pas.»

Selon Serge Boucher, le parrain d’­Edmond, «Maude est une mère remarquable, et ça m’impressionne beaucoup. Elle est d’une présence formidable et d’une écoute exceptionnelle. Mon filleul, elle l’a vraiment bien élevé. Maude est une femme forte, indépendante, qui mène sa barque comme elle l’entend. Elle ne se laisse pas embobiner par les hommes. Mais elle leur plaît, ça, oui!»

Depuis neuf ans, l’actrice est la compagne de Christian Vézina, «l’un des plus grands poètes du Québec», assure l’animateur et humoriste Boucar Diouf, et qu’on peut écouter à Dessine-moi un dimanche, émission animée par Franco Nuovo (Ici Radio-Canada Première). «Mon chum, c’est un intello. Je lui dis: “Qu’est-ce que tu fais avec moi? Moi, la fille de la campagne!”» Le couple a déjà partagé les planches lors de spectacles de poésie et propose ces jours-ci Love Letters, des correspondances amoureuses lues sur scène et qu’ont présentées en France Fanny Ardant et Gérard Depardieu.

«Christian lance son nouveau livre mardi prochain, tu viendras?» Une semaine plus tard, chez Gallimard, boulevard Saint-Laurent, à Montréal… Maude, tout en mauve, Edmond, son fils, un peu gêné, et une trentaine de personnes, amis et amateurs de poésie réunis pour le plaisir.

La vedette, ce soir, c’est Christian Vézina, grand, mince, barbe poivre et sel, en veston et jean. Il lit avec beaucoup d’esprit des extraits de Pêche à la ligne, florilège de pensées, proverbes et aphorismes. Assise dans la deuxième rangée, les yeux rivés sur son homme, l’actrice rit souvent, fière que les projecteurs soient braqués sur lui. «Elle l’admire, son chum, et lui aussi, énormément, confie Serge Boucher. C’est très mutuel.»

Je demande à Maude quel est son passage préféré de Pêche à la ligne. Elle hésite, feuilletant l’ouvrage, puis s’­arrête sur ceci: Parfois la passion est telle que la fidélité en devient érotique. «Christian m’a dit qu’il l’a écrit en pensant à nous.»

Photo: Andréanne Gauthier

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