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Société

Féminicides : des Mexicaines se battent pour la justice

Au Mexique, des mères endeuillées tentent de faire bouger un système de justice qui ne suffit pas à la tâche. Rencontre avec quatre de ces «mères justicières» à Oaxaca de Juárez, dans le sud du pays.
Féminicides : des Mexicaines se battent pour la justice

Photo: Catherine Pelchat

Au pied de l’imposant Monumento a la madre (monument à la mère), au centre-ville d’Oaxaca de Juárez, des dizaines de jeunes manifestantes mettent la dernière main aux affiches et banderoles qu’elles comptent brandir pendant la marche du 8 mars 2024. La symbolique du lieu est forte, puisqu’une poignante manifestation d’amour maternel se prépare. Quatre femmes d’âge mûr se fraient un chemin dans la foule pour prendre place, dignement, à l’avant du cortège en formation. Ce sont des madres defensoras, ou mères justicières, comme on en voit dans plusieurs régions du Mexique. Chacune a perdu une fille, victime de féminicide, et se bat pour que justice soit rendue.

Avec elles, plus de 1 000 femmes entreprennent, dans l’impitoyable chaleur sèche de cette fin d’après-midi, un trajet de trois kilomètres jusqu’au Zócalo, place centrale de la ville, où se trouve le bâtiment historique abritant des bureaux du gouvernement de l’État d’Oaxaca. En fin de parcours, un petit sous-groupe de radicales tentera en vain de prendre d’assaut l’édifice.

C’est que la Journée internationale des droits des femmes a une saveur particulière au Mexique, où, depuis 2018, l’on recense environ 10 meurtres de femmes par jour, selon le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme. Et où, précise l’Agence américaine pour le développement international (USAID), le tiers des citoyennes aurait subi au moins un acte de violence au cours de sa vie.

La vague d’assassinats a insufflé au mouvement féministe mexicain un élan nouveau, dit Amneris Chaparro, politologue à l’Université nationale autonome du Mexique. Comme au Québec, et dans de nombreuses régions du monde, la médiatisation des meurtres de femmes touche le public et incite à l’action. Au Mexique, toutefois, il revient aux citoyens de faire bouger un système de justice qui ne suffit pas à la tâche. Voici comment les madres defensoras prennent le taureau par les cornes.

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Quatre femmes en colère

Une à une, Soledad Jarquín Edgar, Natalia Martínez García, Evelia Pérez Audelo et Zoïla Bengochea
entrent dans un café tranquille, trois jours après la marche. Ces mères justicières, qui sont devenues amies au fil du temps, ont accepté de témoigner de leur réalité.

Soledad Jarquín Edgar parle la première. La vie de cette journaliste a basculé il y a six ans lorsque sa fille, María del Sol, qui travaillait comme photographe, a été assassinée en même temps qu’une candidate électorale. Le procureur a classé le dossier, faute de preuves, mais avec le soutien de l’ONU et du Parlement européen, Soledad réclame l’intervention du gouvernement fédéral mexicain.

Le meurtre d’Alma Daisy, la fille de Natalia Martínez García, remonte à 2011. La jeune étudiante de 14 ans a été retrouvée sans vie près d’un ruisseau. La même année, Leslie, la fille d’Evelia Pérez Audelo, était défenestrée depuis le sixième étage d’un immeuble. Les deux procès s’éternisent.

Seul le meurtrier présumé de Dafne, fille unique de Zoïla Bengochea, a reçu une sentence, en 2022, après neuf ans de procédures. Une victoire arrachée et aujourd’hui portée en appel. Dafne aurait eu 32 ans dans quelques jours, et son absence se fait encore sentir au quotidien. « Nous ressentons toutes la même douleur, la souffrance est toujours là. »

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Féminicides : des Mexicaines se battent pour la justiceZoïla Bengochea, Soledad Jarquín Edgar et Evelia Pérez Audelo. Photo: Catherine Pelchat

Un système embourbé

Les élus mexicains ne semblent pourtant pas indifférents. En 2012, ils ont fait du féminicide un crime en soi ; le Code pénal fédéral prévoit des peines allant de 40 à 60 ans de prison lorsqu’une femme est tuée en raison de son genre. Quand le meurtre d’une femme est commis dans certaines circonstances définies par la loi, par exemple si son conjoint est le principal suspect, une escouade spécialisée du bureau du procureur fédéral est chargée d’enquêter.

C’est sur le terrain que ça se corse. « Nous avons un système juridique sophistiqué, des lois très progressistes, affirme Amneris Chaparro. Mais en ce qui concerne la pratique, nous avons un problème institutionnel très profond. » En 2022, 88,6 % des féminicides sont demeurés impunis, selon un rapport publié par USAID en collaboration avec le centre d’analyse des politiques publiques México Evalúa et la Fondation Friedrich Naumann pour la liberté.

D’une part, le système judiciaire est sursollicité. La violence en général a augmenté au Mexique, au rythme de la montée du crime organisé, dit Patricia Martin, géographe à l’Université de Montréal qui étudie notamment la géographie politique et l’Amérique latine. L’Institut national de la statistique et de la géographie du Mexique a répertorié plus de 31 000 meurtres au pays en 2023, ce qui porte le taux d’homicides à 24 par 100 000 habitants. Une donnée saisissante quand on la compare à celle du Canada, où le taux s’établit à 2,3 meurtres par 100 000 habitants en 2022, selon World Population Review.

D’autre part, le manque de ressources est criant. « Le bureau du procureur est débordé et sous-financé », explique Amneris Chaparro. Dans le cadre d’une vaste enquête sur l’impunité dans les cas de féminicides au Mexique, Juicio a la Justicia (le procès de la justice), des agents ont aussi confié à Amnistie internationale manquer de formation.

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Les familles des victimes sont donc, informellement, responsables de faire cheminer leur dossier. Des mères d’un peu partout dans le pays deviennent alors madres defensoras. « Les mères justicières cherchent par leurs propres moyens, affirme Amneris Chaparro. Elles se transforment en policières amatrices. Elles font faire les expertises, trouvent les assassins et vont les dénoncer à la police. »

Amnistie internationale a même publié un guide pour aider les proches des victimes à comprendre le processus judiciaire. « J’ai arrêté l’école à la cinquième année du primaire, dit Natalia Martínez García. Nous n’y connaissons rien, mais plus nous nous plongeons dans le dossier de nos filles, plus nous apprenons les lois, et tout ça. » Au fil des ans, les mères justicières acquièrent donc, sur le tas, des connaissances en droit, en médecine légale, en balistique, et même en droit constitutionnel.

Féminicides : des Mexicaines se battent pour la justiceNatalia Martínez García. Photo: Catherine Pelchat

Le nerf de la guerre

« Seuls ceux qui peuvent payer verront leur dossier avancer », a admis un enquêteur du bureau du procureur, interviewé par Amnistie internationale. Notamment parce que la corruption mine l’indépendance du système judiciaire mexicain, comme l’a établi l’association Transparency International par le biais de son Indice de perception de la corruption. Mais aussi à cause d’importantes inégalités sociales, dénonce Concepción Rueda, sénatrice de l’État d’Oaxaca. « [Les familles] qui obtiennent justice sont souvent [celles] qui peuvent engager un avocat de renom, qui résoudra le cas pour elles. »

L’obstacle financier est de taille au Mexique, où 36,3 % de la population vit sous le seuil de la pauvreté, selon les données les plus récentes de la Banque mondiale. Des organismes civils indépendants ont donc mis sur pied des services juridiques gratuits pour les familles, comme le Consorcio Oaxaca, fondé en 2003. Soutien juridique, formation, lobbyisme pour l’adoption de politiques publiques : l’organisme travaille sur plusieurs fronts, avec d’autres organisations locales et nationales, explique sa codirectrice, l’avocate spécialisée dans les questions de droits de la personne Yésica Sánchez.

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Zoïla Bengochea, Soledad Jarquín Edgar et Evelia Pérez Audelo ont reçu de l’aide du Consorcio Oaxaca. « Nous produisons un document solide, détaille Yésica Sánchez, et nous disons aux procureurs : voici un cas que vous devriez considérer. » L’organisation a obtenu au fil des ans quelques victoires à l’arraché, dont récemment la condamnation à 83 ans de prison ferme du meurtrier d’une mère de famille, María Cruz Zaragoza.

Féminicides : des Mexicaines se battent pour la justicePhoto: Catherine Pelchat

Continuer le combat

La sénatrice Concepción Rueda est catégorique : il est crucial de prévenir la violence conjugale et d’améliorer l’autonomie financière des femmes puisque la moitié des victimes de féminicides sont tuées par leur partenaire.

Les madres defensoras rencontrées à Oaxaca de Juárez veulent que le gouvernement soutienne résolument les femmes dans le virage culturel qui s’observe depuis le début des années 2000. « Les jeunes femmes veulent être libres, souligne Amneris Chaparro. Elles comptent pour plus de 50 % des universitaires. Elles sont plus indépendantes, elles ont du pouvoir. Cela crée une réaction, des hommes et de la société en général. »

L’élection récente de Claudia Sheinbaum, première présidente du Mexique, inspire aux madres defensoras un optimisme prudent. Soledad Jarquín Edgar espère que les politiciennes écouteront ce qu’elle et ses compagnes d’infortune ont appris en se battant contre le système. « Toutes ces femmes assassinées, tous les disparus ont des mères comme nous. Je crois que, comme les mères de la place de Mai, en Argentine, nous sommes devenues une nouvelle entité politique au Mexique. Les mamans sont là, et elles exigent du changement. »

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Leur long combat gagne de plus en plus la sympathie de la population. « Beaucoup de gens nous envoient des messages, dit Zoïla Bengochea. Ça fait du bien. Alors nous continuons à nous battre, chacune pour sa fille, mais aussi ensemble, pour toutes les femmes et les filles à qui on a enlevé la vie. »

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Catherine Pelchat est journaliste indépendante. Elle est passionnée par les enjeux de société, et tout particulièrement par ceux qui touchent les femmes. Son travail de journaliste est nourri par une multitude d’expériences: diplômée d’histoire américaine, elle a aussi été, dans une vie parallèle, recherchiste pour des documentaires et des émissions de télévision. Elle aurait besoin d’au moins trois vies pour faire le tour de tout ce qu’elle veut apprendre.

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