Psychologie

J’ai perdu du poids et cela a changé (négativement) le rapport que j’ai à mon corps

Même si les compliments me flattaient, je ne pouvais m’empêcher d’y voir un message sous-entendu (probablement non voulu). Témoignage.

Photo: rawpixel / Unsplash

À 21 ans, j’ai subi une importante perte de poids. Avant cela, je ne m’étais jamais vraiment souciée de ma taille. Mon poids n’avait à peu près pas changé depuis plusieurs années, et je suppose que, quelque part, je me disais que ce serait toujours ainsi. Mais un changement de médication et un nouvel emploi situé à 45 minutes de marche de chez moi ont eu l’effet combiné de me faire fondre de plusieurs kilos en quelques mois. J’ai été la première surprise de ce changement radical de mon corps, mais ce qui m’a le plus étonnée a été la réaction absurde de mes amis et de ma famille.

«Tu es tellement belle!»

Les gens n’arrêtaient pas de me dire à quel point j’étais belle, après avoir maigri. J’avais l’air tellement en santé, s’exclamaient-ils, j’étais si jolie… Je n’avais pas l’habitude qu’on me fasse des compliments sur mon physique – mon adolescence avait été une période ingrate – et l’attention qu’on me portait était grisante, certes. Mais même si j’étais ravie de ces bons mots, je ne pouvais m’empêcher d’y lire un message sous-entendu (probablement non voulu): mon corps, avant de perdre du poids, n’était ni beau ni en santé. C’est ce que tous semblaient insinuer. J’avais soudain l’impression que mon ancien corps inspirait un dégoût secret aux gens de mon entourage. Et je me suis alors mise à le détester moi aussi.

Notre culture nous entraîne facilement vers les troubles alimentaires – on peut même dire qu’elle les encourage. Réduire ses portions, monter chaque jour sur le pèse-personne sont des habitudes considérées comme vertueuses: la minceur est perçue comme un signe de volonté. Je ne peux me souvenir d’aucune période de ma vie où plusieurs femmes autour de moi – sinon toutes – ne suivaient un régime.

Moi aussi, je suis tombée dans le piège

À la suite de ma perte de poids, j’ai réalisé, non sans stupeur, que j’avais commencé tout naturellement à compter moi aussi les calories. Quand j’ai confié à des amies que j’essayais de manger moins, aucune n’a semblé se demander s’il s’agissait d’une sage décision. En fait, plusieurs ont plutôt partagé avec moi leurs stratégies de perte de poids. C’était comme apprendre une nouvelle langue secrète parlée couramment à mon insu par les personnes de mon entourage. De plaisir entièrement assumé, la nourriture est devenue une importante source d’angoisse. La légèreté de mon estomac vide m’apportait du réconfort, tant sur le plan physique que moral. Me priver de manger me donnait l’impression d’avoir transcendé une faille de caractère par la simple force de ma volonté.

Je ne pourrais dire si j’ai bel et bien souffert d’un trouble alimentaire, surtout parce qu’il est ardu de tracer la ligne entre le fait de suivre un régime et l’état maladif. Peut-être est-ce une question de cas par cas: certaines personnes arrivent à contrôler leur poids sans problème, tandis que d’autres ne peuvent s’empêcher d’aller trop loin. Ou peut-être n’existe-t-il pas de ligne, et que le trouble alimentaire s’inscrit dans un continuum. Je ne sais vraiment pas. C’est difficile d’être objective face à sa propre situation.

Je n’ai jamais parlé de mes problèmes alimentaires à un thérapeute ou à un médecin. En fait, la majorité des professionnels de la santé qui m’ont vue pendant la période où je m’imposais les plus grandes restrictions alimentaires n’avaient que des éloges à faire sur mon poids, ce qui renforçait le sentiment que mon comportement était à la fois louable et sain. Dans ce contexte, il était impensable de demander de l’aide et, de toute façon, l’obsession qui s’était emparée de moi m’en aurait empêchée. J’étais terrifiée à l’idée d’engraisser, et je savais que tout traitement aurait inévitablement cet effet. La maladie, après tout, préfère qu’on reste malade. C’est sa façon de fonctionner.

Mon corps, un continent étranger

J’aurais voulu qu’il y ait, dans cette histoire, un moment où j’aurais choisi de m’aimer et de traiter mon corps avec bienveillance. Mais dans les faits, ce qui s’est produit, c’est que je suis tombée enceinte. Du coup, j’ai senti que j’avais la permission de manger autant que je le souhaitais. Quand mon obstétricien me pesait, je me disais que chaque kilo que je prenais m’aidait à faire un bébé en santé. Après l’accouchement, mon corps m’est apparu comme un continent étranger dont je ne comprenais ni les lois ni les usages. Je savais que je devais reconstruire ma relation avec lui, et je voulais à tout prix qu’elle soit meilleure que celle que j’avais entretenue auparavant. Pour commencer, j’ai décidé d’arrêter de me peser. J’ai même demandé à ma médecin de ne pas me révéler mon poids. Lors de mon examen annuel, je me tiens les yeux fermés sur la balance pendant qu’elle le prend en note.

Parfois, j’essaie de m’imaginer comment ce serait d’être à nouveau capable de voir la nourriture comme un plaisir légitime. De siroter un café au lait sans avoir le réflexe de penser au nombre de calories qu’il contient. Mais ça me semble aussi impossible que de voir un mot et de ne pas automatiquement le lire. Comment désapprendre quelque chose qu’on s’est forcée à apprendre? Peut-être suis-je encore dans une phase de transition entre la peur de manger et le plaisir de manger. Avec de la chance, je pourrai un jour m’alimenter sans que ce soit compliqué. Ou peut-être que ça restera toujours difficile et que je m’habituerai…

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Anne Thériault est autrice, activiste et agitatrice sociale. Elle réside à Toronto. Elle a publié My Heart is an Autumn Garagecourtes mémoires sur le thème de la dépression. On peut lire ses textes dans la London Review of Books, le Washington Postet le National Post,entre autres publications. Elle élève actuellement un enfant, ainsi que trois chats indisciplinés.

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