On l’espère souvent pendant des années. On l’attend impatiemment pendant 40 semaines. On achète le berceau, la table à langer, le siège d’auto, 22 petits pyjamas. On lit tous les livres. On est prêts. Puis il se pointe : c’est le plus beau. Et ce tsunami de 7 livres 5 onces vire toute notre vie cul par-dessus tête. Et ça, on ne l’avait pas prévu.
« Être parent, c’est être à la guerre et se faire croire qu’on a du fun », lance Jacques Davidts, auteur du téléroman Les Parent (ICI Radio-Canada télé) et, insiste-t-il, père très, très heureux de trois jeunes adultes… « Un parent dort mal, ne mange jamais ce qu’il veut, n’a jamais de temps pour lui et est toujours crevé : un sacerdoce qui te bouffe tout entier pendant 15 ou 18 ans. »
Il exagère ? En tout cas, ce qu’il décrit est corroboré par une flopée d’études scientifiques s’étalant sur plus de 60 ans. La première, Parenthood as Crisis, date de 1957 et a été suivie de dizaines d’autres. Leurs conclusions : pères et mères ne sont pas plus satisfaits de leur vie que les autres adultes. Et souvent moins. Pourtant, bonne chance pour trouver un parent qui vous dise qu’il était plus heureux sans oisillon au nid. Car, bien sûr, on l’aime notre progéniture et, non, on ne la retournerait pas au magasin. Alors ? Toutes les études se trompent ? Les parents mentent ? Les scientifiques n’ont rien compris ? Un peu tout ça, en fait.
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Quand la reporter américaine Jennifer Senior a donné naissance à son fils, il y a six ans, elle aussi a été emportée corps et biens dans un maelstrom de tâches, de stress et d’émotions. En bonne journaliste, elle a décidé de creuser la question. Elle a compilé les études scientifiques, interviewé des spécialistes de l’enfance, des psychologues de l’âge adulte, des sociologues, suivi des parents pendant des jours entiers. La somme de son travail a été publiée en janvier 2014 sous le titre de All Joy and No Fun – The Paradox of Modern Parenthood (HarperCollins). « Être parent, c’est ça », résume-t-elle, jointe dans sa maison du Vermont pendant que son fils est à l’école. « Des moments de grande joie et de satisfaction profonde qui émergent d’une mer de frustrations, de difficultés et de culpabilité. Bref, All Joy and No Fun… » Aux États-Unis, le livre a eu l’effet d’une petite bombe. « Une percée aussi importante pour les parents que La femme mystifiée, de Betty Friedan, l’a été pour les femmes au foyer », a même écrit le Christian Science Monitor. On annonce des traductions en une douzaine de langues – mais pas encore en français, s’étonne l’auteure.
« Le problème, assure Jennifer Senior, ce ne sont pas les enfants eux-mêmes, c’est ce qu’on met autour. Tout le stress, l’anxiété, les exigences qu’on se donne. » Le boulot que ça représente et que, généralement, on n’avait pas vu venir… « J’ai eu mon premier fils à 29 ans », dit Karine, professionnelle des communications, aujourd’hui maman de deux garçons de trois et cinq ans. « Mais j’étais d’une naïveté sans nom. Je me voyais promener mon bébé dans sa jolie poussette, le sourire aux lèvres. Le réveil a été brutal. »
Il l’est pour la majorité des parents. Une maman raconte le manque de sommeil, qui, au fil des mois, « finit par [te] scier ». Une autre évoque le choc que c’est de réaliser que ses besoins n’ont plus aucune importance. « J’ai compris que je n’étais plus le personnage principal de ma vie, dit-elle. Que j’allais passer en deuxième ou en troisième. Toujours. Et, non, ça ne m’a pas fait plaisir. » Sans compter les marathons de « Mange avec ta cuillère. Mets tes chaussettes. C’est l’heure du dodo, as-tu fini tes devoirs ? Lâche ta tablette, le souper est servi. » Des messages qui (oui, il y a des études là-dessus !) sont lancés environ 23 fois l’heure dans une maison normale !
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D’un point de vue biologique, c’est sensé. La reproduction de l’espèce, la pérennité de sa lignée, tout ça. Mais gageons que ce n’est pas ce qui vous vient à l’esprit quand vous sautez du lit à 6 h le samedi pour aller encourager votre pee-wee dans un aréna glacial.
Pour l’essentiel de l’histoire de l’humanité, procréer assurait la survie du clan, de la famille, de la tribu. Un couple fabriquait ses mini employés, qui, dès l’âge de cinq ans, pouvaient donner un coup de main dans le poulailler ou au magasin familial. En termes platement économiques, le petit Alphonse était un investissement. Mais la petite Coralie d’aujourd’hui coûtera, du CPE à l’université, une véritable fortune à ses parents (200 000 $ selon une étude américaine…), avant de déménager, peut-être, à Toronto ou à Bahreïn. Comme stratégie d’investissement, on a vu mieux. Reste l’amour. « Sans valeur sur le plan économique, les enfants sont des trésors émotionnels », résume Viviana Zelizer, sociologue à l’Université de Princeton. Le scénariste Jacques Davidts renchérit : « On fait des enfants parce qu’on est emportés par un élan de passion, une idée excessivement romantique de la famille. » Et d’ajouter, perfide : « Et parce qu’on s’imagine que ce sera Disneyworld tous les jours… »
Les expertes interrogées répondent à peu près la même chose. « La majorité des gens ont des enfants parce que c’est dans l’ordre des choses », dit Hélène Fagnan, fondatrice de Nanny Secours, un regroupement de coachs familiales qui offrent des services à domicile un peu partout au Québec. « On décroche un diplôme, on trouve un conjoint, on se procure une maison et une voiture. L’étape suivante, c’est le bébé. C’est ce qu’on attend d’un nouveau couple. » Nancy Doyon, elle aussi coach familiale dans la région de Québec, va plus loin. « Autrefois, on élevait des enfants, dit-elle. Aujourd’hui on veut “avoir” des enfants. Avoir du plaisir avec eux, leur donner de l’affection, s’offrir une famille, un nid douillet. Peu de gens réfléchissent profondément à la signification du geste, à l’engagement qu’il demande. »
Résultat : la satisfaction parentale tombe dès que le premier bébé arrive, selon Catherine Ruth Solomon Scherzer, professeure au Département de psychologie de l’Université de Montréal et spécialiste de l’enfance et de la famille. « Parce que le stress est trop grand. Ce qui explique que tellement de divorces suivent de près l’arrivée des enfants. »
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On fait des enfants depuis le début de l’humanité. Mais le boulot a changé. Les circonstances aussi.
Au 19e siècle, un cordonnier grec, un paysan laotien, un aristocrate anglais, un cultivateur de l’île d’Orléans savaient dans quel monde vivrait leur progéniture et quel rôle elle y tiendrait. Et la préparaient en conséquence. Ce n’est plus vrai. En Occident du moins. Dans quel monde évoluera l’enfant qui fréquente un CPE aujourd’hui ? Que choisira-t-il de faire de sa vie ? De quelles connaissances, de quelles valeurs aura-t-il besoin ? Mystère. Alors on essaie de mettre toutes les chances de son côté. Bonne en sports ? On l’inscrit dans un programme où elle pourra développer son potentiel. Nul en maths ? On fait ce qu’il faut pour corriger ça – avec un tuteur les week-ends.
Ça ne suffit pas. Nos chérubins, on veut aussi les rendre heureux. Un mandat beaucoup plus flou et plus difficile que de leur apprendre à tenir maison ou à ferrer un cheval. Du reste, il n’existe pas de définition du bonheur. La déception est inévitable. D’autant que, relève Nancy Doyon, les nouveaux parents d’aujourd’hui appartiennent à la première génération d’enfants rois. « Beaucoup de ces jeunes adultes ont grandi dans l’abondance financière. Ils ont étudié dans les meilleures écoles. Ils sont habitués à la réussite. Pour eux, l’équation est simple : ils ont lu tous les livres, compris comment ça fonctionne. Donc, ils vont avoir un bon enfant. »
Le problème, c’est que fiston, lui, n’a pas lu les livres… Alors, malgré toutes les bonnes interventions, il pousse les amis à la garderie, refuse de dormir ou lance sa nourriture. Échec douloureux pour ses parents élevés dans une culture de performance. Sacrée performance… « La pression commence dès la conception, s’insurge Amélie André, directrice générale de Première Ressource, un service d’aide téléphonique à l’intention des parents. On traite la grossesse comme une maladie. Pas de jambon, pas de crevettes, pas de sushis ; ne saute pas sur les talons, ne fais pas d’équitation. Tout le monde te surveille. »
Nathalie, 37 ans, enseignante, adore sa petite Stéphanie malgré des débuts bien difficiles. « J’ai été malade durant toute ma grossesse, confie-t-elle. Je ne mangeais rien, mais j’engraissais à vue d’œil ; je sortais de ma classe pour aller vomir. Les mouvements du bébé me faisaient mal. Puis j’ai fait de la prééclampsie [caractérisée par une élévation de la tension artérielle, de l’enflure soudaine et une prise de poids]. La totale. » Sa grande découverte : « La grossesse, c’est censé être le bonheur et la plénitude obligatoires. Quand je disais détester être enceinte, ça horrifiait les gens. J’enfreignais un immense tabou. »
Le tout se termine par une césarienne d’urgence à 33 semaines de grossesse. « J’étais juste contente d’être en vie, poursuit-elle. Ma fille, je n’y pensais pas vraiment. » Il faudra quelques jours et l’aide de Préma-Québec (L’Association québécoise pour les enfants prématurés) pour qu’elle mette finalement sa fille au sein… et en tombe totalement amoureuse.
Nathalie a quand même écourté son congé de maternité de quelques mois. « Je m’ennuyais trop à la maison. C’était ça ou la dépression. » Et ça aussi, on le lui a reproché. « Les mères s’examinent et se jugent entre elles, dit-elle. La façon dont sont habillés les enfants, ce qu’ils mangent, à quelle heure et en quelle quantité. Une vraie mafia. Pourquoi ? Les mamans, pourtant, n’ont besoin de personne pour se sentir coupables ! » À LIRE: Comment préparer son enfant à marcher seul à l'école
L’enfant devient un projet à réussir, le bulletin des parents, illustre Amélie André. « Maxime, deux ans, est le seul de son groupe à ne pas pouvoir zipper son manteau ? L’éducatrice s’étonne, alerte les parents, qui s’inquiètent et culpabilisent, déplore-t-elle. Mais chaque enfant est unique. Et personne ne relève que Maxime, par contre, peut chanter une chanson au complet. Peut-on se calmer, des fois ? dire à ces pauvres parents que jamais personne n’est arrivé au cégep sans savoir zipper son manteau ? »
Une des difficultés, souligne Jennifer Senior, c’est que, si les enfants ne viennent pas au monde avec un mode d’emploi attaché à la cheville, il y a des centaines de guides sur le marché. Sur le sommeil des tout-petits, sur le moment et la façon d’introduire les céréales, sur l’initiation à la propreté. Il faut avoir tout lu, tout savoir, tout faire à la perfection. Un stress épuisant, et une culpabilité inévitable.
Alors les parents pédalent. S’épuisent à faire des lunchs parfaitement équilibrés, à lire une histoire avant chaque dodo, à acheter des jouets pour le développement de la motricité fine, ou de la créativité, ou d’autre chose, à suivre de près la scolarité de leurs enfants. À leur consacrer énormément de temps de qualité. En 2008, selon l’American Time Use Survey, les mères américaines passaient chaque semaine 3,7 heures de plus avec leurs enfants que les mères de 1965… qui, elles, ne travaillaient pas ! Les pères, eux, passent trois fois plus de temps avec leurs enfants que les papas d’autrefois. Et ce n’est pas nécessairement par plaisir.
Dans une étude de 2004 menée par le psychologue nobélisé Daniel Kahneman, on a demandé à près de 1 000 mamans de classer par ordre de préférence 19 de leurs activités quotidiennes, comme le magasinage, le soin aux enfants, la préparation des repas et le nettoyage de la salle de bains. Le soin aux enfants s’est retrouvé au 16e rang, après le ménage et la lessive ! Catherine Ruth Solomon Scherzer n’est même pas surprise. « Vider le lave-vaisselle ou passer l’aspirateur n’implique pas de relation émotionnelle avec la machine, dit-elle. Et ne crée aucun sentiment de culpabilité. Alors que toute interaction avec l’enfant peut apporter en même temps la peur de se tromper. »
En somme, les parents s’en demandent trop et n’en demandent pas assez à leurs enfants, évaluent les spécialistes. Les enfants étaient nos employés. Ils sont devenus nos boss.
Alors ? Peut-on s’étonner que les parents se sentent dépassés et regrettent parfois leur vie d’avant ? « Je ne crois pas m’être offert un seul cinq à sept avec des copains en plus de 15 ans », dit Jacques Davidts, admettant qu’il reprend maintenant le temps perdu. « Écrire Les Parent a été une thérapie. Les remises en question, les ras-le-bol qu’exprimait Louis (le personnage du père) à tout bout de champ, c’étaient les miens ! »
Aujourd’hui que ses fils sont grands, Jacques Davidts est très content des choix qu’il a faits. Une évolution qui corrobore de nouvelles études sur la parentalité, qui font la différence entre le court et le long termes. Au fil des années, les chercheurs se sont beaucoup attardés à la satisfaction immédiate que tiraient les parents de leur vie quotidienne. Or, une maman interrogée sur son humeur pendant son 46e visionnement de La reine des neiges ou au cours d’une dure négociation avecson ado n’exprimera peut-être pas une joie transcendante.
« Mais posez-lui la même question dans 10 ans, dit Thomas Gilovich, professeur de psychologie à l’Université Cornell. Elle se rappellera avec nostalgie ces moments de bonheur… » Et, fait-il remarquer, le souvenir qu’on garde d’une expérience a plus d’importance que le sentiment ressenti sur le moment.
La première fois, j’ai pris mille précautions pour poser la question qui ne se pose pas. Est-il possible que des parents regrettent ? Toutes les personnes interviewées ont répondu la même chose. Oui. « Des parents me l’ont dit en pleurant, raconte Hélène Fagnan, coach familiale et fondatrice de Nanny Secours. Je pense que ces gens aiment leurs enfants. Mais ils sont à bout. Leur message : “Ce que je vis n’est pas ce que j’imaginais vivre, je ne suis pas le parent que je pensais être et je n’ai plus de fun dans la vie.” »
D’autres spécialistes croient qu’il y a des pères et des mères qui regrettent vraiment leur décision. « Certaines femmes veulent des bébés, dit la coach familiale Nancy Doyon. Mais sans penser que ça grandit, ces petites affaires-là. Ça fait des boutons, ça se promène les culottes en bas des fesses, ça ne répond pas quand on leur parle et ça trouve poche tout ce qu’on fait… »
Après 12 ou 15 ans de sacrifices et d’énergie investie, on voit son enfant se détacher brusquement, sans manifester la moindre reconnaissance. C’est une autre phase de désillusion. Certains en gardent une amertume profonde. « Il faut que les couples discutent énormément avant de se lancer, conclut Catherine Ruth Solomon Scherzer, professeure au Département de psychologie de l’Université de Montréal. Avoir un enfant pour guérir son mal de vivre ou donner un nouvel élan à un couple boiteux, c’est la pire décision du monde. Un bébé n’est pas un remède. »
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