Société

Selon Boucar Diouf

Tendre la main au voisin.

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Mon père est un analphabète amoureux des vaches. Il les surnomme affectueusement « les dieux au museau humide ». Mener ses animaux brouter dans les pâturages a toujours été pour lui une source de plénitude. Aujourd’hui, papa n’est plus capable de se déplacer. Il y a quelques années, il s’est fait amputer le pied droit à cause d’une infection.

Quand j’ai appris la nouvelle, je l’ai appelé de mon bungalow à Longueuil. J’anticipais un immense découragement mais, à mon grand soulagement, à l’autre bout du fil papa m’a dit : « Boucar, pour un inconditionnel des bovidés comme moi, finir sa vie avec un sabot est une forme de bénédiction. De toute façon, après 75 ans passés en Afrique, où l’espérance de vie dépasse rarement les 50 hivernages, je ne peux que remercier le Seigneur de m’avoir accordé autant de temps de prolongation. »

Cette sérénité face à la mort reste à mon avis le critère le plus important quand vient le temps d’évaluer si quelqu’un a réussi ou non sa vie. Dans mon ethnie, pendant les rites d’accompagnement des mourants, il y a cette période qu’on appelle tagasse, qu’on pourrait traduire par « vanter les mérites ». C’est un temps qu’on prend pour rappeler au malade en fin de vie qu’il peut être fier de son passage sur cette Terre, que son empreinte restera gravée dans son village, comme en témoignent tous ses enfants et petits-enfants rassemblés pour l’occasion.

Mon père a apprivoisé la mort parce qu’il a consacré sa vie à sa communauté, à sa foi et, bien sûr, à ses vaches ! C’est une vieille recette qui a fait ses preuves. Le philosophe grec Épicure ne recommandait-il pas de miser sur les plaisirs gratuits pour amoindrir la souffrance humaine ? Si son affirmation est vraie, le culte de la consommation n’est-il pas un obstacle insurmontable pour qui veut voir arriver la mort avec sérénité ? Ma grand-mère disait que le bonheur acheté était aussi volatil qu’un pet de lièvre dans une savane ouverte !

Comme biologiste, je crois que l’être humain a hérité d’une insatisfaction génétique qui le prédispose au malheur. Quand l’homme préhistorique dégustait du lièvre, le lendemain, il voulait de la gazelle et le surlendemain, il essayait de chasser le sanglier. C’est pour ça qu’aujourd’hui une maison plus grande, une célébrité croissante ou de l’argent à jeter par les fenêtres n’y changent rien ; notre corps est programmé pour se lasser et demander autre chose. La recherche constante de nou­veauté a contribué au développement de nos capacités cognitives. Mais autrefois génératrice d’intelligence, l’insatisfaction est devenue notre plus grande malédiction.

Dans la physiologie humaine, le circuit du plaisir et celui de la douleur sont souvent couplés. Par exemple, tomber en amour procure beaucoup de bonheur, mais quand un des partenaires se casse sans avertir, le plaisir cède la place à la douleur chez l’autre. Boire de l’alcool procure aussi une certaine plénitude, mais tous les alcooliques vous diront que le prix à payer est atrocement élevé. Ce système de récompense et de punition m’amène à penser qu’il est physiologiquement impossible de réussir sa vie en misant uniquement sur l’argent et la consommation.

Le psychologue David Myers, du Hope College dans le Michigan, a établi que le pouvoir d’achat moyen des Américains avait triplé depuis 1950. Pourtant le nombre d’Américains qui s’estiment heureux est resté inchangé. Bref, au-delà de ce qu’il faut pour combler les besoins de base de la famille que sont manger, se loger et se soigner, la plus-value apportée par le surplus de pognon sur le bonheur est bien faible. Où se cache alors la solution ?

Quand un bébé venait au monde dans mon village, grand-maman lui souhaitait toujours de la santé et de la compassion pour ses semblables. Un jour, je lui ai demandé pourquoi elle n’ajoutait pas la prospérité et le bonheur dans ses souhaits. Grand-maman m’a répondu : « Les gens qui veulent atteindre le bonheur par les possessions essaient d’éteindre un feu avec de la paille. En vérité, il y a trois catégories de personnes heureuses de cette façon. Il y a ceux qui ont tout pour être heureux, mais ne le sont pas souvent. Ceux qui cherchent le bonheur et ne le trouvent pas tout le temps. Enfin, il y a ceux qui disent avoir trouvé le bonheur, mais ne le conservent pas longtemps. Le bonheur, c’est regarder en bas pour mieux apprécier ce qu’on a, mais c’est surtout tendre la main à son voisin et partager ses joies et ses larmes, car en vérité, Boucar, si bonheur il y a sur cette Terre, c’est les autres. Alors je ne peux pas souhaiter à un poupon autre chose que de la santé et de la compassion pour ses semblables. Ce sont les deux ingrédients les plus importants pour réussir sa vie. »

Aujourd’hui, fort des enseignements de ma grand-mère, je peux affirmer que je chemine tranquillement sur la route qui mène à une vie réussie. J’ai une conjointe et des enfants formidables, ainsi qu’une grande famille avec laquelle je partage mes joies, mes peines et le surplus d’argent que la vie m’a généreusement confié.

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