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« Putain mec, ça caille ! » s’exclame Jules, un personnage de La ballade de Baby, version française du premier opus de l’Anglo-Montréalaise Heather O’Neill. Si l’action de ce roman se déroulait dans un quartier de Paris, l’expression employée par Jules au moment où il glisse sur une plaque de glace n’aurait rien de bien choquant. Mais voilà, Jules n’est pas parisien. C’est plutôt un jeune bum, père célibataire, qui vivote dans le Red Light de Montréal…
Le reste de la traduction est à l’avenant. Jules « jure comme un loubard » (sacre comme un bûcheron) et sa fille Baby fréquente « le lycée » (l’école secondaire). On l’aura compris, cette traduction de Lullabies for Little Criminals – titre de la version originale – a été effectuée en France, sans égard au contexte montréalais. Tant pis pour les lectrices québécoises qui savent bien que coin Saint-Laurent et Ontario, à Montréal, on ne trouve pas « une cité », mais bien des HLM.
Lullabies for Little Criminals a donc fait l’objet d’une nouvelle traduction en 2021, signée par la romancière Dominique Fortier. « Dominique a créé une voix qui capture la façon dont j’écris en anglais et la reproduit en français », dit Heather O’Neill. À preuve, La ballade de Baby (Alto, 2020), nouvelle mouture, a été finaliste aux prestigieux Prix littéraires du Gouverneur général.
D’ailleurs, depuis la parution du deuxième roman de Heather O’Neill, Mademoiselle Samedi soir (Alto, 2019), Dominique Fortier est la traductrice attitrée de l’autrice. Au Québec, une telle confiance entre une romancière et sa traductrice peut se développer, puisque nombre d’auteurs sont bilingues. Ils peuvent lire la traduction de leur livre. Et en juger de la qualité.
L’exercice est loin d’être le même dans un contexte où un auteur ne parle pas la langue dans laquelle son livre est traduit. Impossible, dans ce cas, d’aider le traducteur à peaufiner son travail. Et ce n’est pas dramatique, estime Daniel Grenier, auteur et traducteur.
Selon lui, un lâcher-prise des auteurs relativement à la traduction de leur œuvre est souhaitable, voire nécessaire. « Quand on finit d’écrire un livre, il ne nous appartient plus comme auteur. Il appartient aux gens qui vont le lire et l’interpréter. Et n’oublions jamais qu’être traduit, c’est un honneur. »
Fort bien. Mais cela n’empêche pas Daniel Grenier de lire la traduction anglaise de ses livres avant leur parution, histoire de prévenir d’éventuelles erreurs ou des glissements de sens. D’ailleurs, lui et son traducteur, le Canadien Pablo Strauss, sont régulièrement en contact durant le processus.
Cela dit, quand il s’agit d’une traduction dans une autre langue que l’anglais, c’est une autre paire de manches. Daniel Grenier pense entre autres à son livre L’année la plus longue (Le Quartanier, 2015), traduit en hébreu, en Israël. « Je n’ai eu aucun contact avec le traducteur, précise-t-il. Ma maison d’édition a simplement reçu une caisse de livres traduits, m’en a donné deux exemplaires, et ça a fini là. Quand je dis qu’il faut lâcher prise : je ne sais même pas de quel côté je dois ouvrir le livre et je ne reconnais pas mon nom sur la couverture ! »
Un exercice d’abandon que connaît bien Dominique Fortier, puisque ses romans Au péril de la mer (Alto, 2015) et Les ombres blanches (Alto, 2022) ont respectivement été traduits en slovène et en russe. « Avec une traduction dans ces langues, on n’a pas d’autre choix que de faire confiance », dit-elle.
Même écho chez Heather O’Neill, qui ignore en combien de langues elle a pu être traduite ! Sa maison d’édition gère tout ça. La logique de l’autrice est simple : si son livre est traduit en allemand, par exemple, elle ne sera pas conviée sur des plateaux de télé berlinois pour en parler. Par contre, des médias québécois l’inviteront sans doute au moment de la sortie d’un de ses romans en version française. D’où l’importance qu’elle se sente à l’aise avec le contenu et que les lecteurs retrouvent son style. « Je vais vivre avec ce livre-là », résume-t-elle.
Traduttore, traditore, dit-on en italien. Selon cette formule, qui signifie littéralement « traducteur, traître», un texte est inévitablement modifié lors du passage d’une langue à l’autre. Pour ne pas
« trahir » une œuvre littéraire, le traducteur doit donc en reproduire le plus fidèlement possible le style, la forme et le niveau de langue. Bref, s’effacer pour laisser entendre la voix de l’auteur.
Malgré tout, d’aucuns considèrent qu’en réalité, il y a autant de traductions que de traducteurs. « Forcément, il y a quelque chose de nous qui reste. Notre vocabulaire, notre façon d’écrire », illustre la traductrice Annie Goulet, aussi éditrice chez Héliotrope.
Catherine Ego, vice-présidente pour le Québec de l’Association des traducteurs et traductrices littéraires du Canada (ATTLC), abonde dans le même sens. Selon elle, les forces de chacun peuvent transparaître dans les traductions. « Bien sûr qu’on y laisse un peu de nous. Des traducteurs peuvent être plus doués pour les dialogues, d’autres pour les narrations. Il n’y a pas de traduction canonique », c’est-à-dire une
seule façon de traduire un texte.
D’où l’intérêt de poursuivre les collaborations à long terme lorsqu’elles satisfont toutes les parties, un peu comme le fait le tandem Heather O’Neill et Dominique Fortier. Changer de traducteur implique de changer la voix du livre dans sa traduction. De plus, traduire l’ensemble d’une œuvre permet de mieux comprendre celle-ci, de mieux y situer chacun des éléments.
L’éditeur a aussi son mot à dire, bien sûr. Il détermine par exemple si on optera pour l’ajout de notes en bas de page ou d’un glossaire, si on accepte le vocabulaire propre au français québécois ou si on vise plutôt un français international. « Ces choix ne reviennent pas au traducteur », note Jeannot Clair, qui pratique la profession depuis 2017.
Ce qui compte, estime Dominique Fortier, c’est d’abord « que le traducteur et le texte original se parlent. Il faut que le traducteur sente une forme de complicité avec l’œuvre, que celle-ci éveille
chez lui un écho, un désir de lui répondre ».
Mais à quoi reconnaît-on une grande traduction? Répondre à cette question n’est pas simple. Jeannot Clair s’y risque : « La traduction littéraire n’est pas comme la traduction du manuel d’entretien d’un grille-pain. On essaie de capter l’esprit d’une œuvre et un style, explique-t-il. On doit comprendre le rapport que l’auteur a avec la langue pour le reproduire en français. Pour moi, une bonne traduction, c’est quand j’ai l’impression que le traducteur s’est intelligemment attardé à ça. »
Jeannot Clair a d’ailleurs fait partie du jury dans la catégorie Traduction (de l’anglais vers le français) aux derniers Prix littéraires du Gouverneur général, jury qui a couronné Ristigouche – Le long cours de la rivière sauvage (Boréal, 2024), la traduction par Éric Fontaine d’un essai de Philip Lee.
Malgré toutes les différences de vision et d’expérience au sein du jury de trois personnes, les mêmes livres se sont démarqués. « Il y a donc certaines choses qui frappent dans une traduction qui est réussie », note Jeannot Clair.
S’il ne va pas de soi de déterminer ce qui fait qu’une traduction est réussie, il semble beaucoup plus simple de constater qu’une traduction est ratée. Mauvaises structures de phrases, erreurs sur des référents communs et autres pépins stylistiques rappellent aux lecteurs qu’il ne s’agit pas d’une version originale.
L’œuvre de l’Anglo-Montréalais Mordecai Richler traduite en France – avec un résultat perçu comme
médiocre à la fois par Daniel Grenier, Jeannot Clair et Dominique Fortier – regorge d’exemples. Parmi
ceux-ci : le joueur de hockey Maurice «Rocket » Richard devenu « la Fusée», chez nos cousins. La Fusée ! Lorsque les ouvrages de l’écrivain ont été retraduits au Québec, par Lori Saint-Martin et Paul
Gagné, les réalités canadiennes ont été prises en compte. Le monde selon Barney (Boréal, 2017) a d’ailleurs valu aux deux traducteurs un Prix du Gouverneur général en 2018. Les droits ont été achetés par une maison d’édition française qui fait rayonner cette version dans l’ensemble de la francophonie.
Aux yeux de Dominique Fortier, nommée cinq fois aux Prix littéraires du Gouverneur général pour son travail de traductrice, reconnaître une bonne traduction n’est pas sorcier. L’effet qu’elle produit doit être le même que celui du texte d’origine. « Si ce dernier instaure un malaise, introduit une ambiguïté ou présente un déséquilibre, le travail du traducteur n’est pas de dissiper le malaise, de résoudre l’ambiguïté ou de restaurer l’équilibre, mais de trouver la façon, dans une autre langue, donc avec des moyens différents, de créer ce même effet pour le lecteur. »
Et c’est ainsi que traduire sans trahir devient possible.
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Constance Cazzaniga collabore au magazine Châtelaine depuis l'été 2024. Comme journaliste pigiste, vous pouvez la lire dans différents magazines québécois et dans les cahiers spéciaux du Devoir, notamment. Anciennement cheffe de la section culturelle au journal Métro, elle se spécialise en culture, société et art de vivre, avec un intérêt marqué pour la mode, la beauté et la gastronomie. Vous la croiserez peut-être dans une salle de spectacle, en train de lire un essai féministe avant la levée du rideau.
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